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GAROFALO.l’anomalie du criminel

Et encore, faut-il ajouter que cette agrégation ne doit pas être tout à fait à l’état sauvage. On a vu, en effet, des tribus dans lesquelles la plus grande cruauté ou la luxure la plus effrénée étaient à peu près normales. Le Néozélandais et le Fidjien, qui tuent pour le plaisir de tuer, sont dépourvus de tout instinct de pitié, ou plutôt cet instinct ne franchit pas la limite de leur famille. Ce ne sont pourtant pas des malades, pas plus que le nègre africain, qui vole toutes les fois qu’il en a l’occasion. Ni certains caractères anatomiques qui ne sont des anomalies que par rapport à notre race, ni certains signes d’un arrêt d’évolution psychique, communs à quelques peuplades sauvages et au criminel typique, ne peuvent faire un malade de ce dernier, si les premiers, malgré tout, sont considérés comme parfaitement sains.

Peu importe que les sentiments altruistes se soient répandus presque partout. Il y a eu un temps où ils n’existaient qu’à l’état embryonnaire, c’est-à-dire qu’ils franchissaient à peine les bornes de la famille, rarement celles de la tribu. Mais, s’ils étaient sains les hommes de ces temps reculés, pourquoi les criminels ne le seraient-ils pas, eux qui leur ressemblent, qui, peut-être par un atavisme mystérieux, ont reçu de leurs premiers ancêtres ces traits, qui forment à présent une anomalie morale ? En considérant comme une infirmité l’absence de sens moral on en viendrait donc à cette conséquence strictement logique : qu’une même infirmité pourrait être plus ou moins grave, et qu’elle disparaîtrait tout à fait selon le degré de perfectionnement des états sociaux ; de sorte qu’un même individu devrait être considéré comme gravement malade dans les pays civilisés, d’une santé quelque peu inquiétante chez les peuples à moitié barbares, et parfaitement sain aux îles Fidji, à la Nouvelle-Zélande ou au Dahomey !

Cela est absurde ; lorsqu’on parle des conditions pathologiques, on ne se demande pas si l’homme est moderne, ou s’il appartient aux âges héroïques ou à l’époque de la pierre : qu’il s’agisse d’un Malais, d’un Polynésien ou d’un Anglo-Saxon, les conditions essentielles de la vie humaine sont les mêmes ; elles ne peuvent varier d’une époque ou d’une race à l’autre.

On peut donc admettre des anomalies non pathologiques, et, parmi celles-ci, l’absence du sens moral. Un aliéniste contemporain a très bien dit que « c’est parce qu’on n’a pas voulu comprendre le rapport qui existe entre les sentiments et les actes immoraux, et certaines spécialités de l’organisme, dont les caractères psychiques sont le résultat et l’expression, que l’on a créé une forme nosologique à part, dans les cas seulement où ce rapport se montre d’une manière évidente[1] ».

  1. Buonvecchiato, il Senso morale et la Follia morale, p. 228. Padoue, 1883.