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Nous n’admettons pas de folie exclusivement morale. Il y a sans doute des cas d’extrême perversité, qui sont de vrais cas pathologiques ; mais alors la perversité n’est que le symptôme le plus frappant d’une grande névrose, comme l’épilepsie ou l’hystérie, ou d’une forme d’aliénation, comme la mélancolie, la paralysie progressive et l’imbécillité. Lorsque, au contraire, on ne peut déterminer aucun dérangement des fonctions physiologiques, il ne s’agit plus d’infirmité, quelle que soit l’incompatibilité de l’individu avec le milieu social.

Voici maintenant une observation qui tranche tout à fait la question.

Les perceptions du monde extérieur produisent chez le fou ou chez l’imbécile des impressions exagérées ; elles font naître un processus psychique, qui n’est pas en accord avec la cause extérieure ; il s’ensuit une incohérence entre cette cause et la réaction de l’aliéné. C’est ce qui explique les meurtres affreux qui ont été commis pour se délivrer d’une simple sensation désagréable… de l’ennui causé par la présence d’une personne. Un certain Grandi à moitié imbécile, pour se débarrasser des enfants de ses voisins, qui faisaient du tapage devant son atelier, les attirait l’un après l’autre dans l’arrière-boutique, les y enfermait, et, la nuit venue, les y enterrait tout vivants. Il en tua de cette façon une dizaine, croyant ainsi pouvoir travailler tranquillement. Il n’avait pas eu d’autre mobile. Le fou décrit par Edgar Poë étouffe son oncle uniquement pour se débarrasser de la vue de son œil louche, qui l’ennuyait. Dans d’autres cas, il s’agit d’un plaisir pathologique, comme pour ce fou, dont parle Maudsley, qui notait dans son journal les petites filles qu’il avait égorgées, en ajoutant : « elle était tendre et chaude. »

Chez le criminel-né, au contraire, le processus psychique est en accord avec les impressions du monde extérieur. Si le mobile a été la vengeance, le tort ou l’injure existe réellement. Si c’est l’espoir d’un avantage, ce serait aussi un avantage réel pour toute autre personne. Si c’est le plaisir, ce plaisir n’aurait rien d’anormal. Ce n’est pas le but en soi-même, c’est le moyen criminel qu’on emploie pour y arriver, qui révèle l’anomalie morale. Il est vrai que l’absence du sens moral ne suffit pas toujours pour expliquer certains crimes. Il vient s’y joindre parfois un amour-propre exagéré qui fait ressentir plus vivement un tort supposé ou même insignifiant. C’est ainsi qu’un certain T…, fâché de ce que son domestique l’avait quitté, le guetta au passage, et le tua d’un coup de fusil. La conduite de ce malheureux, qui n’aurait que légèrement vexé un autre à sa place, avait été pour lui un affront, qui exigeait une vengeance sanglante !