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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

il y a plus de blanc que de noir dans votre barbe. » Mais quel que soit le degré de l’illusion, le phénomène est toujours du même ordre ; il est le produit d’une hypnotisation.

Comme on le voit, le sujet s’endort quand la suggestion le transporte hors de la réalité et lui fait voir ce qui n’existe pas. Toute suggestion de l’espèce renferme à l’état latent l’ordre préalable de dormir. Quand on lui dit : Voyez les beaux poissons rouges ! c’est comme si l’on avait commencé par lui dire : Dormez.

Autre est le phénomène quand la suggestion est accompagnée d’une modification corporelle : chaud, froid, paralysie, contracture, urticaire, besoin, douleur ou apaisement de douleur. Quand M. Charcot disait à sa pensionnaire : « Vous avez bien mal dans le dos ! », elle avait réellement mal et n’était pas nécessairement hypnotisée. Souvent l’arrivée du médecin ou du chirurgien calme ou exaspère les maux du patient, sans qu’on puisse dire qu’elle l’hypnotise au sens propre du mot. Nous dirons un jour ce que nous croyons qu’il en est dans la réalité.

Rien de plus naturel d’ailleurs. Le sommeil est caractérisé par ce fait que l’imaginaire vient prendre la place du réel. Cette partie de l’âme qui reste en communication avec la réalité ne dort pas. Ne rêve et ne dort que celle qui dramatise et transforme les impressions extérieures de manière à créer un monde factice où le dormeur croit vivre et se mouvoir. La distinction est capitale. Il n’y a pas d’hallucination quand l’image repose sur une réalité adéquate. Le liseur de roman, le spectateur d’une féerie n’est pas endormi, même quand il s’abandonne tout à fait à l’illusion de sa lecture ou du spectacle[1].

C’est lorsqu’on veut donner des suggestions dans les conditions qui viennent d’être dites, c’est-à-dire sans hypnotiser le sujet par une opération spéciale, que l’on pourrait croire à une action extérieure de la pensée. Si je m’observe avec soin, je remarque que, quand je reste indifférent à l’affirmation que j’énonce, c’est-à-dire quand je la prononce des lèvres seulement, elle ne se réalise pas. Pour qu’elle se réalise, il faut que j’y mette une certaine volonté, une certaine sincérité. La thèse dont M. Richet a failli prendre la défense, concernant la communication de la pensée, trouverait-elle donc là un appui expérimental ? Non. Cette efficacité apparente de la volonté provient uniquement, je crois, de la physionomie de l’hypnotiseur qui vient contredire ses paroles si sa volonté fait défaut. Il va sans dire qu’ici interviennent pour une grande part les habitudes prises et par l’hyp-

  1. Voir le Sommeil et les Rêves, p. 53-103, notamment p. 78.