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analyses. — guyau. L’irréligion de l’avenir

les dieux ; ce n’est pas parce qu’ils les avaient conçus de telle et telle manière, qu’ils se sont sentis liés à eux par des sentiments sociaux. Mais ils ont commencé par s’attacher aux choses dont ils se servaient ou dont ils souffraient comme ils s’attachaient les uns aux autres, spontanément, sans réfléchir, sans spéculer le moins du monde. La théorie n’est venue que plus tard pour expliquer et rendre intelligibles à ces consciences rudimentaires les habitudes qui s’étaient ainsi formées. Comme ces sentiments étaient assez analogues à ceux qu’il observait dans ses relations avec ses semblables, l’homme a conçu les, puissances de la nature comme des êtres semblables à lui ; et comme en même temps ils s’en distinguaient, il attribua à ces êtres exceptionnels des qualités distinctives qui en firent des dieux. Les idées religieuses résultent donc de l’interprétation de sentiments préexistants, et, pour étudier la religion, il faut pénétrer jusqu’à ces sentiments, en écartant les représentations qui n’en sont que le symbole et l’enveloppe superficielle.

Mais il y a deux espèces de sentiments sociaux. Les uns relient chaque individu à la personne de ses concitoyens ; ils se manifestent à l’intérieur de la communauté dans les relations quotidiennes de la vie, tels sont les sentiments d’estime, de respect, d’affection, de crainte que nous pouvons ressentir les uns pour les autres. On pourrait les appeler inter-individuels ou intra-sociaux. Les seconds sont ceux qui me rattachent à l’être social pris dans sa totalité ; ils se manifestent de préférence dans les relations de la société avec les sociétés étrangères, on pourrait les nommer inter-sociaux. Les premiers me laissent à peu près intacte mon autonomie et ma personnalité ; ils me rendent sans doute solidaire d’autrui, mais sans me prendre beaucoup de mon indépendance. Au contraire, quand j’agis sous l’influence des seconds, je ne suis plus que la partie d’un tout dont je suis les mouvements et dont je subis la pression. C’est pourquoi ces derniers sont les seuls qui puissent donner naissance à l’idée d’obligation. De ces deux genres de penchants quels sont ceux qui ont joué un rôle dans la genèse des religions ? D’après, M. Guyau, ce seraient les premiers. Les relations qui, à l’origine, unissent l’homme à la divinité seraient analogues à celles qu’il entretient avec les individus de sa société ; elles seraient personnelles. Or les faits semblent démontrer le contraire. Chez les peuples primitifs et même dans les sociétés récentes les dieux ne sont pas les protecteurs attitrés ou les ennemis de l’individu, mais de la société (tribu, clan, famille, cité, etc.). Le particulier n’a droit à leur assistance ou n’a à craindre leur inimitié que par contre-coup ; s’il commerce avec eux ce n’est pas personnellement, mais comme membre de la société. C’est celle-ci qu’ils persécutent ou favorisent directement. C’est qu’en effet les forces naturelles qui manifestent un degré de puissance exceptionnelle intéressent moins encore l’individu isolé que l’ensemble du groupe. C’est toute la tribu que le tonnerre menace, que la pluie enrichit, que la grêle ruine, etc. Donc parmi les puissances cosmiques, celles-là seulement seront divi-