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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

néade pensait par lui-même sur les questions de physique ; car nous avons de lui bon nombre de critiques dirigées surtout contre la physique stoïcienne, qui attestent surabondamment ses préoccupations au sujet de cette partie de la philosophie.

D’après ce que nous apprennent Cicéron et Sextus, Carnéade dirigea surtout ses attaques contre la théologie et la téléologie stoïciennes. Dieu étant, selon les stoïciens, immanent au monde, la théologie, séparée de la cosmologie chez Platon et Aristote, se confondait avec elle dans les théories stoïciennes ; elle était le point de départ de leur physique et gouvernait la morale, puisqu’elle proposait comme exemple au sage le dieu qui, par sa tension, maintient l’ordre dans l’univers. Carnéade trouva, sans trop de peine, les côtés faibles de leurs doctrines théologiques, et put croire, par cela même, qu’il avait renversé le Stoïcisme tout entier.

Les Stoïciens employaient deux arguments principaux pour établir l’existence de Dieu ; le premier, dont se servaient également les Épicuriens, est tiré de la croyance de tous les hommes à l’existence de Dieu ; et les sentiments de piété et de respect envers la divinité, qui semblent être un des traits caractéristiques de l’espèce humaine, supposent en effet une telle croyance ; le second, propre à l’école stoïcienne, repose sur les augures et les présages par lesquels un être souverainement raisonnable nous indiquerait ce qu’il convient de faire dans certaines circonstances de notre vie. Carnéade objectait d’abord contre la première de ces preuves que l’universalité, sur laquelle on s’appuie, n’est nullement prouvée, puisque nous ne connaissons l’opinion ni de tous les hommes, ni de tous les peuples à ce sujet, et que, parmi les peuples que nous connaissons le mieux, en Grèce même, nous pouvons citer des athées comme Evhémère, Diagoras, Théodore et bien d’autres encore ; en second lieu, disait-il, lors même que tous les hommes s’accorderaient sur ce point, on ne pourrait accepter le jugement d’une multitude déraisonnable[1]. Ce dernier jugement portait d’autant mieux contre les Stoïciens que, séparant l’humanité en deux groupes, les sages et les insensés, et affirmant qu’il n’y a jamais eu de sage ou qu’il n’y en a jamais eu qu’un très petit nombre, ils se trouvaient ne faire appel qu’à l’opinion des insensés, à laquelle ils n’accordaient eux-mêmes aucune valeur. Peut-être Carnéade examinait-il ensuite, comme le fait Cicéron, les opinions différentes des philosophes, et montrait-il que ceux-là mêmes qu’on pourrait à la rigueur appeler des sages, ne s’accordaient pas sur l’existence des dieux, et qu’il n’était pas plus permis de s’ap-

  1. Cicéron, de Nat. Deor., I, 23, 62 ; III, 4, 11.