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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

S’il la possède, il délibérera ; s’il délibère, c’est qu’il y a quelque chose d’obscur pour lui ; s’il en est ainsi, il n’est rien qui soit plus obscur pour lui que la question de savoir s’il y a des êtres qui peuvent le faire périr. Mais il sera ému et troublé par l’attente des événements qui peuvent amener sa destruction ; donc il changera en mal et périra. Que s’il n’y a rien d’obscur pour Dieu, il manque d’art, comme les dauphins qui, nageant naturellement, ne peuvent le faire par art. Il ne vit donc pas avec art[1] ; il n’est donc pas vertueux.

Dans l’une ou l’autre alternative, il n’y a pas de Dieu.

S’il y avait un Dieu, il parlerait ou serait muet. Qu’il soit muet, c’est ce qui semble absurde et contraire aux notions communes ; si on accorde qu’il parle, il faudra lui attribuer des poumons, une trachée-artère, une bouche et une langue, ce qui est presque aussi absurde que les fables d’Épicure. D’ailleurs de quelle langue se servira-t-il pour s’entretenir ? Sera-ce du grec ? mais quel dialecte emploiera-t-il ? Et comment, en ce cas, pourra-t-il parler la langue des barbares si personne ne la lui enseigne[2] ?

Les Stoïciens identifiaient Dieu avec le destin qui enchaîne ce qui est et ce qui devient, qui fait servir la nature particulière de tous les êtres à l’administration de l’univers[3]. Si tout dans l’univers n’était pas déterminé nécessairement par une cause antérieure, il n’y aurait plus de gouvernement du monde ; il n’y aurait plus de Dieu[4]. Carnéade combattait encore les Stoïciens de ce côté. Aux Épicuriens qui, pour échapper au destin et maintenir la liberté humaine, niaient le principe de contradiction et faisaient appel à la déclinaison des atomes, Carnéade enseignait qu’ils pouvaient mieux défendre leur cause : Carneades, qui docebat posse Epicureos suam causam sine

  1. Les vertus principales sagesse, prudence, courage, justice, étaient pour les Stoïciens des arts en même temps que des sciences (ἐπιστῆμαι καὶ τέχναι). (Stobée, Eclog., II, p. 108.)
  2. Tenneman attribue à Carnéade (Hist. de la phil., IV, 347) tous les arguments contre l’existence de Dieu qu’on trouve dans Sextus. Ritter pense qu’il n’est pas sûr qu’ils viennent tous de lui. Nous les lui avons attribués parce que Carnéade est cité par Sextus (§  140) ; que Sextus, après avoir rapporté ces arguments, continue en en reproduisant d’autres venant aussi de Carneade, mais ayant la forme du sorite : ἠρώτηνται δὲ καὶ ὑπὸ τοῦ Καρνεάδου καὶ σωριτικῶς τινες ; que Cicéron en cite un certain nombre (de Nat. Deor., III ; Acad., II) dont quelques-uns sont donnés comme venant de Carnéade lui-même, dont quelques autres lui ont été mauifestement empruntés ; et que l’ordre dans lequel ils sont présentés est à peu près le même que chez Sextus. — Cf. Zeller, III, i, 507-509.
  3. Alexandre d’Aphrodise, de Fato, p. 107 τὴν δὲ εἱμαρμένην… θέον εἶναι φάσιν, οὖσαν ἐν τοῖς οὖσι τε καὶ γινομένοις ἅπασιν, καὶ οὕτω χρωμενην ἁπαντοων τῶν ὅντων τῆ οἰκεία φύσει πρὸς τὴν τοῦ πάντος οἰκονομίαν.
  4. id., p. 104.