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Eh bien ! pourra-t-on répliquer, il n’en est pas moins vrai que, même en se défendant, on peut offenser le sentiment de pitié. Or, puisque l’offense à ce sentiment est un élément commun au crime et à des actions qui ne sont pas telles, on ne peut s’en servir comme d’un caractère distinctif. Mais nous croyons qu’il n’y a pas même cette identité de l’élément dont on nous parle. Cela ne paraîtra pas étrange à celui qui aura pris la peine de nous suivre dès nos premières pages. On y aura vu comment le sentiment de pitié, dans sa mesure moyenne ou vulgaire, dérive de la sympathie. Et la sympathie naît elle-même de la faculté de nous représenter notre semblable et du plaisir qui en résulte[1].

C’est pourquoi, lorsqu’on nous présente un malfaiteur totalement dépourvu d’instincts moraux et partant complètement différent de nous au moral, nous ne pouvons voir en lui notre semblable et, par conséquent, ne pouvons éprouver pour lui cette sympathie qui rendrait possible la pitié. Cela tient à la grande importance qu’a pour les hommes la vie psychique ; pendant que les animaux rejettent de la communauté ceux de leur espèce qui les révoltent par leur difformité physique, les hommes sont tolérants et même compatissants pour les défauts du corps. Ce n’est que l’anomalie psychique qui peut faire perdre à un homme la sympathie de ceux qui ne se regardent plus comme ses semblables. C’est alors qu’on préfère à un homme abruti un chien fidèle ou un noble cheval, parce que leurs qualités morales les élèvent jusqu’à nous. Ils nous ressemblent au moral, bien plus qu’un assassin ne nous ressemble au physique. C’est la ressemblance morale qu’il faut surtout à l’homme. Cela explique encore pourquoi des personnes bienveillantes, douces, généreuses des femmes même, dont la sensibilité est généralement plus délicate que la nôtre, ne désirent pas sauver de la potence un condamné pour un meurtre exécrable, et qu’elles voient même avec une certaine satisfaction intérieure l’accomplissement de la justice. C’est que le pouvoir représentatif dont elles sont douées leur faisant sentir toute l’horreur du crime, leurs sentiments délicats éloignent de leur sympathie l’auteur de ce crime. Elles ne sauraient donc avoir beaucoup de pitié pour un être qui ne leur ressemble aucunement au moral.

Ainsi donc, quoique l’analogie existe entre les deux faits, le crime et l’exécution, elle n’existe pas dans les sentiments provoqués par l’un et par l’autre.

Le cas du carnage en guerre peut s’expliquer de la même manière, à part la nécessité qui s’impose d’une manière plus frappante ; la

  1. A. Espinas, Les sociétés animales. Conclusion, § 1.