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GAROFALO.le délit naturel

quoique nuisibles, ne sauraient être punissables, comme toutes celles qui révèlent le manque de certaines vertus utiles à la société.

VII

J’ajouterai quelque chose à propos d’une observation que mes idées ont peut-être suggérée à M. Tarde : « Un acte est-il délictueux, — se demande-t-il, — par le seul fait qu’il offense le sentiment moyen de pitié et de justice ? Non, s’il n’est pas jugé délictueux par l’opinion. La vue d’un massacre belliqueux soulève en nous plus d’horreur que la vue d’un seul homme assassiné ; nous plaignons plus les victimes d’une razzia que celles d’un vol ; et pourtant le général qui a ordonné cette boucherie et ce pillage n’est pas un criminel. Le caractère licite ou illicite des actions, par exemple, du meurtre en cas de légitime défense, ou de vengeance, et du vol, en cas de piraterie et de guerre, est déterminé par l’opinion dominante, accréditée dans le groupe social dont on fait partie. En second lieu, tel acte qui est prohibé par cette opinion, s’il est accompli au préjudice d’un membre de ce groupe, ou même d’un groupe plus étendu, devient permis au delà de ces limites » [1].

Fort bien ; cette dernière remarque n’a pas été oubliée par nous lorsque nous avons parlé du mouvement progressif d’expansion du sens moral, à partir de la famille jusqu’à l’humanité tout entière. Mais pourquoi distinguer le sentiment moral moyen, de l’opinion publique ? De quoi dérive-t-elle cette opinion, sinon de la mesure moyenne des sentiments moraux ? Il n’y a là, je pense, qu’une question de mots. Quant à la raison par laquelle un général, qui est l’auteur d’un massacre, n’est pas considéré comme un criminel, elle est toute simple et je crois l’avoir donnée. C’est qu’avant d’arriver au criminel, il nous faut la notion du crime. Cette notion, nous l’avons donnée d’une manière plus complète : il ne suffit pas que les actes soient cruels ou injustes, il faut encore qu’ils soient nuisibles à la société. Or, la guerre n’est pas un crime, puisqu’elle a du moins l’apparence d’un cas de nécessité sociale, et son but n’est pas de nuire à la nation, mais de la sauver de la destruction. C’est, à un certain point de vue, le même cas d’une exécution capitale. Par un carnage sur le champ de bataille, la nation se défend de ses ennemis extérieurs ; par une exécution capitale, de ses ennemis intérieurs.

  1. Tarde, La criminalité comparée. Paris, 1886.