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PIERRE JANET.l’anesthésie systématisée

les rayons rouges, ne distingue dans la couleur blanche que les rayons verts et la voit verte. C’est du moins l’explication que l’on donne des images consécutives de couleur complémentaire. Si L… ne distingue plus le rouge, elle doit donc aussi voir du papier blanc avec la couleur verte. Je lui montre du papier blanc et elle le trouve absolument blanc, le rouge seul est invisible, toutes les autres couleurs sont vues normalement (avec une certaine confusion due à une légère achromatopsie) ; d’autre part, si Adrienne voit le rouge, elle devrait dans la couleur blanche distinguer les rayons rouges, or un papier blanc n’est pas vu du tout par elle. De cette expérience il me semble que l’on peut tirer cette conclusion : La dissociation ne s’opère pas dans les sensations et ne modifie pas la façon dont elles sont senties ; la dissociation s’opère dans la perception, c’est-à-dire au moment où les sensations conscientes sont classées en groupes et associées les unes avec les autres. En disant : « Adrienne, vous verrez la couleur rouge », je n’ai pas modifié la sensation du rouge ni celle du blanc, mais j’ai produit une association artificielle entre la sensation du rouge d’une part et le nom d’Adrienne avec tous les souvenirs qui s’y rattachent de l’autre. Les anesthésies hystériques sont peut-être toutes du même genre, non pas un vice de la sensation, mais un vice de l’association.

Il y a d’autres phénomènes encore que l’on peut difficilement séparer et transporter d’une personne à une autre. On sait qu’Adrienne ne s’exprime jamais que par l’écriture et que L… a toujours conservé la parole pour elle, j’ai cherché à renverser cet ordre et à faire parler Adrienne. C’était, paraît-il, une chose fort difficile, car toutes mes suggestions ont échoué. J’essayai alors d’endormir le sujet beaucoup plus profondément, pensant que la suggestion aurait ainsi plus de puissance. Pour cela j’ai recommencé à faire des passes devant la figure, ce que je ne faisais plus depuis fort longtemps, le léger sommeil hypnotique produit par un signe, en levant la main, suffisant jusqu’à présent pour mes expériences. Les yeux se fermèrent, le sujet se renversa et s’endormit de plus en plus ; il y eut d’abord une contracture générale qui se dissipa d’elle-même, et les muscles restèrent flasques comme dans la léthargie, mais sans aptitude aux contractures provoquées. Aucune parole ne pouvait faire remuer L…, un commandement à Adrienne provoquait un léger mouvement des doigts et rien de plus. Après une demi-heure de ce sommeil, le sujet se redressa de lui-même et, les yeux d’abord fermés, puis ouverts, sur ma demande, il se remit à parler spontanément. Mais la personne qui parlait maintenant était Adrienne et non pas L… Comment peut-on le savoir ? dira-t-on. La personne qui me parlait maintenant se nom-