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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

babilité qu’il cherchait dans les questions de cette nature. Il peut donc se faire que Carnéade ait trouvé dans quelques-uns des apparences de probabilité qu’il ne trouvait pas dans les autres, sans que cependant il y vît une vraisemblance suffisante pour donner pleinement son approbation. C’est ce que nous permet d’ailleurs de conjecturer la position prise par certains disciples de Carnéade, par Cicéron, par exemple, qui, fidèle en général à la Nouvelle Académie, la suit encore en morale, en ce sens qu’il recherche la doctrine la plus probable (neque quidquam habeo adhuc probabilius[1]), mais s’attache, pour la question du souverain bien, à Polémon, aux Péripatéticiens et à Antiochus dont il croit les opinions identiques.

Cicéron disait du sage Académicien, qu’il regarderait des mêmes yeux que le Stoïcien le ciel, la terre et la mer ; qu’il se servirait des mêmes sens pour juger des objets ; qu’il apercevrait, telle que la voit ce dernier, la mer soulevée par un doux zéphyr, sans toutefois donner son assentiment à la représentation actuelle qu’il en a ; car, tout à l’heure elle lui paraissait bleuâtre, tandis qu’il la voyait roussâtre le matin, et la voit maintenant azurée ou blanche[2]. Ce que Cicéron disait de l’Académicien à ce sujet, on peut le répéter à propos de la morale ; il pourra, comme le dogmatique, résoudre toutes les questions de morale ; mais, au lieu de croire que les solutions qu’il propose sont l’expression exacte de la vérité, il estimera seulement qu’il lui a été donné d’atteindre au plus haut degré de probabilité possible ; qu’il a laissé de côté autant de chances d’erreur qu’il a pu ; et, dans la pratique, il se réglera sur ces principes qu’il juge probables, exactement comme le dogmatique se conduit d’après les règles qu’il considère comme absolument certaines.

Tel est, croyons-nous, l’esprit véritable de la morale de Carnéade ; tel est le principe d’où découle sa philosophie positive.

Il serait intéressant sans doute de pouvoir reconstituer dans ses détails la morale dont nous avons reconstruit les grandes lignes ; malheureusement les documents font à peu près complètement défaut.

Ainsi, nous avons vu que Carnéade défendait contre les Stoïciens le libre arbitre ; mais avait-il soutenu quelque chose de positif sur l’essence de la liberté ? c’est ce que Zeller ne croit pas, et c’est ce qu’aucun document ne nous permet de déterminer. Nous ne pouvons pas plus indiquer quelle certitude Carnéade attribuait à cette opinion,

  1. II, 46, 139. D’où serait venue à Cicéron cette manière de juger par la probabilité la valeur des systèmes de morale, sinon du chef de l’école ? — Voyez notre introduction au de Natura Deorum, l. II, Philosophie de Cicéron, p. 39.
  2. 33, 105.