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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

On le voit, Carnéade s’éloigne plus encore qu’Arcésilas des principes essentiels du Scepticisme ; il est le fondateur d’une école qui n’est ni sceptique, ni dogmatique, mais acataleptique.

Comme les Sceptiques, Carnéade affirme la vérité des représentations en tant que représentations ; comme eux, il conclut à la suspension du jugement sur les choses en soi ; il invoque les erreurs de la représentation et la force égale des raisons opposées ; il oppose les différents systèmes philosophiques, pour montrer qu’aucun d’eux n’est l’expression de la vérité ; il croit, comme eux, aux dieux populaires, sans accepter les interprétations qu’en donnent les Stoïciens. Il y a plus, Carnéade a fourni aux Sceptiques bon nombre d’arguments qu’a reproduits Sextus, et il a ainsi, indirectement il est vrai, contribué au développement du Scepticisme.

Il a donné aux Sceptiques une critique complète du Stoïcisme, tel qu’il avait été présenté par Chrysippe. Il a ainsi complété celle d’Arcésilas ; il leur a fourni une théorie acataleptique de la connaissance qu’ils n’ont eu ensuite qu’à opposer aux théories affirmatives des dogmatiques ; il a repris et développé l’opposition établie par les sophistes entre la justice et l’intérêt ; enfin il a préparé, en attaquant la théorie stoïcienne de la démonstration, les critiques des Sceptiques postérieurs contre la démonstration, et celles d’Énésidème contre la théorie des signes.

À tous ces points de vue, Carnéade a donc rendu des services au Scepticisme ; mais, par les autres parties de sa philosophie et surtout par sa théorie de la probabilité, il a contribué à éloigner l’Académie du Pyrrhonisme et à préparer le retour de ses successeurs aux théories dogmatiques. L’Académie, voisine du Scepticisme avec Arcésilas, s’en écarte déjà beaucoup plus avec Carnéade ; elle s’en éloignera davantage encore avec Philon, et bientôt se joindra aux Stoïciens avec Antiochus qui fera entrer, comme l’ont remarqué Cicéron et Sextus, le Portique dans l’Académie[1].

F. Picavet.

    qu’ils se sont donnés, en imposant à ces mots un sens tout différent. Voilà pourquoi nous ne nous lassons pas de répéter la division indiquée par Sextus, au commencement de son œuvre, aussi bien que sa définition du scepticisme.

  1. Nous ne pouvons que mentionner, sans les discuter, les interprétations curieuses qu’ont données de la philosophie de Carnéade deux philosophes contemporains : l’un, M. de Gérando, selon lequel on pourrait voir dans Carnéade un idéaliste plutôt qu’un sceptique absolu (III, 83) ; l’autre, Owen (op. cit.), d’après lequel l’Académie doit avoir defini l’univers matériel comme un assemblage de possibilités de sensations. Il y aurait là un rapprochement curieux à faire avec Stuart Mill ; mais le point de vue spécial auquel nous sommes placé nous empêche d’examiner et de discuter cette opinion, qui n’est pas sans quelque apparence de vraisemblance, sans qu’on puisse toutefois l’accepter sous la forme moderne avec laquelle elle est présentée.