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d’une indemnité, que le profit matériel. Il substitue, en un mot, dans les trois objets de la propriété intellectuelle, le troisième au second.

Ce troisième droit est le seul que M. Franck et tous les partisans de la perpétuité se soient appliqués à justifier. Pris dans son fondement, il est la justice même. L’œuvre intellectuelle ne vaut pas seulement dans le présent, comme l’œuvre matérielle ; elle vaut indéfiniment par toutes les reproductions, par toutes les applications qui pourront en être faites. Le fabricant de draps a obtenu tout le profit qu’il avait le droit d’espérer quand il a touché le prix de chacune des pièces de drap qu’il a fabriquées ; mais le bénéfice que peut donner la première édition d’un ouvrage, le premier essai d’une invention, n’épuise pas entièrement le droit de l’auteur ou de l’inventeur sur les produits de sa pensée. La conscience proteste si d’autres peuvent s’emparer de ces produits et, sans autre peine que celle de les copier, en retirer indéfiniment de nouveaux bénéfices. Si quelque chose doit étonner, c’est que ces protestations ne se soient pas fait entendre, dans les siècles passés, d’une façon plus efficace ; c’est que la rémunération légitime du travail intellectuel ait attendu si longtemps sa consécration légale.

L’étonnement diminue toutefois si l’on considère qu’il ne s’agit pas ici d’un de ces droits que chacun porte, en quelque sorte, avec soi, et qu’il peut revendiquer et défendre avant même qu’ils soient reconnus et protégés par la loi. Le droit de légitime défense, que la loi reconnaît elle-même quoiqu’il s’exerce en dehors d’elle, s’applique à la sécurité et à la liberté personnelles ; il s’applique aussi à la propriété matérielle : il n’a jamais été et il ne saurait être revendiqué justement pour la propriété intellectuelle. Ici la défense prendrait la forme d’une agression, d’une immixion dans le travail d’autrui, soit pour l’empêcher, soit pour lui disputer son salaire. L’agression, fût-elle absolument justifiée, serait un acte autrement dangereux que la simple défense ; mais serait-elle même justifiée ? Le droit d’interdire toute reproduction de l’œuvre intellectuelle est loin d’être évident par lui-même ; le droit d’en tirer un profit est seul conforme à la stricte justice ; mais la nature et la quotité du profit n’ont rien de fixe en soi, rien qui constitue dans toute sa perfection un droit naturel. Il s’agit ici d’un de ces droits indéterminés que M. Franck oppose aux droits parfaits, parce qu’ils ne sont pas, comme ces derniers, renfermés dans une mesure précise. Ils ont un autre caractère d’intériorité, également reconnu par M. Franck : « Ils ne sont pas absolument nécessaires à l’accomplissement des devoirs auxquels ils correspondent, » et, par suite, ils ne sont pas de nature à être exigés par la force ». Telle est bien, au point de vue du profit légitime qui s’y attache, la propriété intellectuelle. Le profit ne porte en lui-même aucune détermination ; il n’est indispensable à l’accomplissement d’aucun devoir ; il n’est pas enfin, en dehors des voies légales, exigible par contrainte. J’ajoute : en dehors des voies légales ; car je n’admets pas avec M. Franck que les droits naturellement indéterminés échappent à la protection des lois et que leur résolution ne