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le droit naturel au collège de france

employé ce terme général de propriété intellectuelle au lieu de ceux de propriété littéraire et de propriété artistique. Il s’agit en effet, dans le débat, des droits que le créateur d’une œuvre d’intelligence, quelle qu’en soit la nature, peut conserver sur cette œuvre, après l’avoir livrée au public. C’est la question des droits d’auteur pour les œuvres de littérature, de science et d’art ; c’est aussi la question des brevets d’invention pour les œuvres industrielles. M. Franck n’a pas compris dans sa théorie les brevets d’invention. Cependant tous ses arguments s’y appliquent avec non moins de force qu’aux autres formes de la propriété intellectuelle. Il est vrai que, dans la pratique, la thèse de la perpétuité, qui fait le fond de cette théorie, se heurterait à des difficultés plus grandes encore pour les brevets d’invention que pour les droits d’auteur ; mais ces difficultés mêmes, qui ont toujours paru invincibles pour une des formes les plus respectables de la propriété intellectuelle, appellent au moins le doute sur la valeur de la thèse dans ses autres applications. J’ai discuté ailleurs cette thèse[1] : je ne veux ici que résumer les principaux arguments qui peuvent lui être opposés.

La propriété intellectuelle a un triple objet. Elle assure d’abord contre toute usurpation de nom ou tout plagiat les droits de l’auteur sur son œuvre, de l’inventeur sur son invention. Elle confère, en second lieu, à l’auteur ou à l’inventeur la disposition exclusive de l’œuvre qu’il a créée, de l’idée qu’il a mise au jour. Elle est aussi le droit de tirer un profit de toutes les reproductions de l’œuvre, de toutes les applications de l’idée. Les deux premiers droits sont d’ordre moral, le troisième d’ordre matériel.

Pour le premier droit, la perpétuité ne fait pas de doute et elle ne soulève aucune objection. Le plagiat est toujours un plagiat, qu’il s’applique à un auteur mort depuis trois mille ans ou à un contemporain. L’auteur et, après lui, ses descendants, ont toujours le droit d’en demander justice et si personne n’a plus qualité pour en obtenir réparation, il reste justiciable de l’opinion publique. Il peut même être justiciable de l’action publique, s’il a été accompli dans une intention de fraude ou de lucre illicite.

Le second droit n’est respectable qu’à la condition d’être limité. Nul ne voudrait laisser aux héritiers ou aux ayants droit d’un auteur ou d’un inventeur la disposition perpétuelle d’un ouvre intellectuelle, c’est-à-dire la faculté non seulement de la publier ou de l’appliquer à leur gré, mais, à leur gré aussi, d’en frustrer le public. Aussi les partisans de la perpétuité ont cherché un biais pour concilier les droits de la société avec ceux qu’ils attribuent aux auteurs. Ils soumettent la propriété intellectuelle à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Ce biais supprime, au fond, la libre disposition et ne laisse subsister, sous la forme

  1. Dans mon livre de La liberté dans l’ordre intellectuel et moral, 1re édition. Le chapitre qui renferme cette discussion a été retranché de la seconde édition pour trouver place dans un ouvrage nouveau sur les principes du droit naturel.