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DARLU.la liberté et le déterminisme

ce même mécanisme doit donner naissance au sentiment subjectif du libre arbitre, et le justifier en le fondant. En effet, dans la phase obscure où, sous la forme de mouvements moléculaires intra-cérébraux, il s’isole du milieu cosmique pour s’adapter d’avance à un état futur de ce milieu, il produit des actes qui contribuent à déterminer cet état. De sorte que, d’un côté, ces actes sont bien tels que s’ils étaient déterminés par l’action de cet état futur sur l’organisme, comme il a été montré plus haut ; et que, d’autre part, ils constituent partiellement cet état. Par suite, la conscience doit se représenter à la fois cet état futur comme déterminant ses actes et comme déterminé par ses actes. Il en résulte qu’elle ne peut le concevoir comme déterminé absolument de telle ou telle manière, mais qu’elle doit se le représenter au moyen de deux idées au moins, l’une, correspondant à ce qu’il sera, abstraction faite de l’action, l’autre à ce qu’il deviendra, si l’idée de cet état détermine l’action. Il est donc nécessaire que l’avenir se représente en notre conscience comme ambigu, comme indéterminé en tant qu’il dépend de notre action. Le déterminé qui est la catégorie de la pensée ne s’applique pas à l’action future, et il est vrai de dire, sous un certain rapport, que l’indéterminé est la catégorie de l’action. Aussi lorsque la pensée réfléchit sur l’enchaînement des actions passées avec les actions futures, il doit se produire une sorte d’interférence des deux concepts contraires, qui a toujours fait la principale difficulté du problème de la liberté, et qui prolongera, en effet, la discussion tant que le sentiment du libre arbitre n’aura pas été expliqué exactement[1]. Or, il ne l’a pas encore été nettement, semble-t-il. Les défenseurs du libre arbitre, qui en affirment la réalité objective, ont signalé seulement une contradiction entre la croyance du fataliste et sa manière d’agir, et l’ont objectée comme une preuve de son erreur[2]. Et les déterministes, pour qui le libre arbitre n’est qu’une illusion, ont cru en trouver la cause dans l’ignorance des causes de l’action. Mais, d’une part, il n’y a pas de contradiction entre le système et la conduite du fataliste, parce que le fataliste peut fort bien concevoir sans contradiction que l’avenir soit absolument déterminé et que cependant ses actes futurs, en se représentant d’avance en sa conscience, s’y repré-

  1. M. Liard a esquissé une théorie de la liberté dans son livre sur la science et la métaphysique. Avec sa grande pénétration, il est allé tout droit au point où la cause mécanique parait faire place à l’action de la cause finale. Mais cherchant une liberté réelle, il a cru la trouver dans cette « métamorphose du mécanisme primitif en finalité », qui n’est cependant que le passage d’un point de vue à un autre. De là l’insuccès final de sa tentative.
  2. Aujourd’hui encore M. Renouvier argue de cette contradiction, comme on l’a fait de tout temps.