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DARLU.la liberté et le déterminisme

3o Enfin l’idée de l’indétermination de la volonté n’est ni une image, ni l’idée d’une action, ni l’idée d’un objet ; elle n’est pas même l’idée d’un rapport ; elle est précisément l’idée de la négation d’un rapport. Comment concevoir d’une telle idée les attributs que M. Fouillée lui assigne ? Elle serait un mouvement commencé ? Elle tendrait à produire des mouvements ? Si elle était seule dans la conscience, elle se réaliserait en se concevant ? La répugnance qu’il y a que des idées aussi différentes puissent être unies dans une idée conciliatrice apparaît ici suffisamment.

Mais peut-être le mieux est-il de renoncer à cette hypothèse physiologique des idées-forces, et de revenir bonnement à la première forme de l’hypothèse, telle qu’elle s’est présentée d’abord à la pensée de l’auteur, et qui est en effet plus simple et plus claire. La liberté serait un idéal qui se réaliserait progressivement par son influence sur la conduite. En est-il vraiment ainsi cependant ? Que cela ne soit pas vrai pour l’immense majorité des hommes, on en peut donner, ce semble, une raison suffisante : c’est que l’immense majorité des hommes ne forme pas distinctement l’idée du libre arbitre. Comme l’a dit, je crois, Schopenhauer, la conscience vulgaire ne va pas au delà de cette affirmation : « J’aurais pu agir autrement, si j’avais voulu. » Mais qu’on lui demande : « Aurai-je pu vouloir autrement ? » elle restera muette. Le professeur qui discute devant ses élèves le problème du libre arbitre doit commencer par former dans leur esprit le concept qu’il examine, et, pour cela, il doit les amener d’abord à former le concept de la nécessité qu’ils déduisent sans trop de peine des lois de leur pensée. Et c’est seulement lorsqu’ils ont conçu la nécessité, qu’ils peuvent concevoir la liberté. Cela ne veut pas dire que l’idée du libre arbitre soit étrangère à la conscience ; mais elle n’est pas pensée distinctement dans la conscience vulgaire ; elle ne peut donc y jouer le rôle d’un idéal que détermine des actes. Est-ce donc pour ce petit nombre d’hommes, les philosophes d’Europe depuis Chrysippe, que le libre arbitre peut être un but ? On cite bien un certain nombre d’entre eux qui levaient en effet les bras, tantôt le droit, tantôt le gauche, pour prouver leur libre arbitre. Mais tout le monde a bien compris qu’ils se proposaient avant tout de défendre une cause qui leur était chère et de prouver qu’ils avaient raison[1]. En réalité, il n’est pas plus possible au philosophe qu’au vulgaire d’agir en vue de la liberté. Et voici pourquoi : l’idée de l’indéter-

  1. J’ai entendu parler d’un vieux professeur qui profitait de cette occasion pour humer une large prise de tabac. Peut-être sa conscience s’y trompait-elle ; mais ses élèves ne s’y trompaient pas ; et ils apercevaient fort bien, caché sous le voile de l’idée pure, le malin démon de la concupiscence.