Elle doit commencer à s’établir dès les premières perceptions un peu claires de l’enfant. Peut-être même cette distinction est-elle organiquement constituée, à titre d’instinct essentiel, chez le jeune animal. Dans ce cas, les signes de sa première apparition seraient peu aisés à constater. M. Vierordt, du moins, rapporte au troisième mois la distinction du sentiment général d’avec les sensations relatives au monde extérieur. M. Preyer n’adopte pas son opinion. Pour en arriver à se distinguer du non-moi, pense-t-il, « l’enfant doit passer par une foule d’expériences qui sont le plus souvent douloureuses. Ses organes, ses mains lui apparaissent au début comme des objets étrangers ». Les expériences de M. Preyer lui paraissent sur ce dernier point très décisives. Il convient d’en rappeler quelques-unes.
À la trente-deuxième semaine, l’enfant, « étendu sur le dos, contemple souvent ses jambes élevées verticalement en l’air, en particulier ses pieds : il semble les considérer comme des objets étrangers ». À la soixante-neuvième semaine, « l’enfant joue avec ses propres doigts qu’il contemple d’une façon persistante, comme s’il allait les arracher. Avec l’une de ses mains, il comprime l’autre, à plat, sur les tables, au point de provoquer la douleur : il en use avec elle comme si c’était un objet étranger, et, de temps en temps, il la contemple avec étonnement. » Même au dix-neuvième mois, l’idée de ce qui fait partie du corps et de ce qui n’en fait pas partie n’est pas encore certaine : l’enfant, à qui son père dit : « Donne le soulier, le saisit et le donne ; le père lui ayant dit un moment après : « Donne le pied, » il s’efforce de le prendre et de le tendre de la même manière. Examinons ces actes sans parti pris. N’est-il pas naturel que l’enfant contemple avec attention ses doigts pour leur forme, leur mobilité incessante, leur éloignement et leur rapprochement faits à sa guise, et peut-être aussi pour le plaisir des sensations musculaires et tactiles, qui les lui rendent si intéressants ? Ainsi l’aveugle-né s’amuse à sa façon de ses mains, que des sensations tactilo-musculaires, continuelles et variées, lui ont vite appris sans doute à considérer comme siennes. Si l’enfant, sous l’influence des perceptions visuelles, commet quelques erreurs, elles doivent être passagères, et de peu de conséquence. Le toucher, si capital aux yeux de M. Preyer lui-même pour constituer la notion du monde extérieur, est toujours là pour contrôler et redresser les fausses suggestions de la vue. En second lieu, si l’enfant tiraille ses doigts, s’il prend une de ses mains avec l’autre, et la comprime sur la table, jusqu’à la douleur, c’est que la chose s’offre à lui facile, et qu’il est maladroit ; s’il en use avec sa main comme si c’était un objet étranger, la ressemblance est tout extérieure, et peut être bien vaguement saisie par l’opérateur lui-