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disposition particulière que l’on a raison de développer, mais qui doit avoir comme contrepoids un esprit juste et assez puissant pour se reprendre après s’être donné et embrasser l’ensemble après avoir contemplé des détails ; c’est cette disposition, fréquente de nos jours à divers degrés de développement, qui a permis que l’impression désagréable de la représentation du mal fût à peu près ou complètement supprimée en certains cas.

Le mal apparaît en ce cas simplement comme un sujet d’études ou comme un objet d’art, et le sujet d’études est curieux et intéressant, et surtout l’objet d’art peut être magnifique. Car les mêmes raisons qui font que le bien est meilleur, l’unité finale et la complexité des actes sont aussi celles qui font que le mal est pire et ce sont celles aussi qui font que le beau est beau. Un chef de brigands est plus coupable qu’un voleur à la tire, mais il est aussi plus beau, et il est plus beau précisément parce que ses crimes sont plus nombreux, mieux coordonnés, accomplis avec plus de puissance, c’est-à-dire en un mot, parce qu’il est plus criminel. Et voyez comme cette vérité est évidente quand le point de vue peut se retourner, un conquérant est d’autant plus admirable aux yeux des vainqueurs, qu’il est plus détestable aux yeux des vaincus. Les mêmes qualités qui font l’excellence du bien font aussi celle du mal, de là la possibilité de prendre le mal pour objet de l’admiration esthétique, laquelle est un des sentiments les plus agréables.

La contemplation esthétique et la contemplation scientifique se touchent et se ressemblent. L’une et l’autre sont désintéressées. Je ne crois pas qu’un savant, un homme d’étude trouve jamais laid ou indifférent l’objet habituel de ses préoccupations. Les érudits qui ont étudié les débuts de notre littérature se sont épris de chansons de geste qui laisseraient froid tout autre lecteur. Chaque savant croit volontiers que sa science est bien supérieure à toutes les autres, et l’on sait avec quel orgueil Vestris parlait de la danse. C’est que celui qui approfondit un objet quelconque, qui en examine le mécanisme, et qui peut en contempler à la fois l’ensemble et les détails, celui-là éprouve forcément une émotion esthétique ; l’émotion esthétique n’étant pas autre chose que l’émotion particulière qui se produit dans ces conditions, c’est-à-dire qu’il trouve beau l’objet de son admiration et que cet objet lui est agréable. Ainsi, si dans l’étude du mal, nous faisons taire nos préoccupations morales, et certaines préoccupations égoïstes ou sympathiques, nous pouvons en venir à nous intéresser au mal, à le contempler avec plaisir. Et l’une ou l’autre voie, la voie artistique ou la voie scientifique conduit naturellement à comparer les divers cas, à s’intéresser à ceux qui