Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/622

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qu’elle soit agréable, en ce qu’elle satisfait idéalement un penchant que la raison empêche de satisfaire réellement jusqu’à satiété. Au reste il est bien sûr que les conditions de l’amour du mal ne se rencontrent pas et ne se rencontreront pas les mêmes chez les différents individus. La proportion variera aussi, chez les uns tel caractère dominera, tel autre chez les autres. Il en résultera forcément des variations dans le sentiment éprouvé, et ces variations peuvent quelquefois être très importantes au moins au point de vue moral. De plus le sentiment principal pourra éveiller d’autres sentiments secondaires très variés selon les personnes. Une personne d’esprit très droit, et sans perversité naturelle, si elle s’adonne à l’étude des caractères par exemple et si elle est entraînée à imaginer avec plaisir des meurtres moraux et à s’y intéresser, pourra sans doute en avoir quelque remords. Au contraire, si un homme vertueux par raison, nécessité sociale, etc., mais porté par exemple vers les plaisirs des sens, est conduit à imaginer des perversités spéciales, l’attrait éprouvé sera probablement d’autant plus vif que son penchant réprimé sera plus fort, et les deux cas peuvent se combiner, si par exemple la personne ignore son penchant naturel. Au reste, il en est de ce sentiment comme de tous les autres, ils varient tous selon la personnalité ou les personnalités du sujet qui les éprouve, et leur signification change selon les conditions qui les produisent, peut-être plus encore que leur nature. Voilà les conditions nécessaires à la naissance de ce sentiment bizarre, raffiné et complexe : l’amour du mal. Mais d’autres conditions sont aussi favorables. Ce seraient par exemple des dispositions naturellement très perverses avec un esprit synthétique, organisateur, et un petit reste de bonnes tendances. Ce sentiment en ce cas prend une forme un peu différente, il est plus fort et moins subtil. Je me suis attaché surtout au premier cas, qui est, je crois, le plus rare, parce qu’il m’a semblé de beaucoup le plus curieux et le plus délicat. Le second n’offre aucune difficulté. Il est tout à fait analogue à l’amour du bien chez l’homme naturellement bon. J’omets aussi les cas où c’est l’imitation, la pose, la vanité qui fait tout. Non pas que ces cas-là ne soient très fréquents, et que même dans les autres de telles influences ne puissent souvent se faire sentir, — il y avait très probablement chez Baudelaire un désir d’étonner et d’effrayer, — mais ces influences ne sont pas essentielles et surtout, si importantes qu’elles puissent être en fait, elles sont moins intéressantes et moins complexes : il suffit de les indiquer.