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les rapports qu’elle constate existent entre des termes réels, et sont réels comme eux. Ses propositions valent objectivement. Quand, par exemple, elle prononce que le poids d’un atome d’hydrogène est d’environ 1, 000, 000, 000, 000, 000, 000, 000, 009, 312 de gramme ou 109, 312 octilionièmes de gramme, elle démontre évidemment que les résultats auxquels elle atteint ne sont pas de pures constructions du dedans, car aucune modification interne ne peut représenter cette effroyable petitesse de pesanteur. Pour la conscience elle est rigoureusement égale à 0 ; pour la science, elle est une quantité actuellement existant dans la nature. Elle est de plus telle quantité et non une autre, et nulle analyse ou combinaison de concepts subjectifs n’expliquera pourquoi le nombre de décimales de grammes est dans ce cas précisément ce qu’il est.

Ajoutons que ces résultats, absolument imprévisibles, ce qui est une preuve de leur objectivité, sont vérifiables, toujours et partout, par des procédés qui forcent l’assentiment des esprits les plus incrédules. M. Abbott conclut que la science a dû ses progrès ininterrompus et son autorité de plus en plus indiscutée à une méthode qui est précisément l’opposée de celle de la philosophie idéaliste ; que, par suite, un divorce s’est opéré, funeste à la philosophie comme à la science, moins pourtant à celle-ci qu’à celle-là ; que ce divorce doit cesser, et pour le bon renom de la philosophie, dont le discrédit pourrait devenir irrémédiable, et pour les intérêts supérieurs de l’esprit humain qui ne peut se passer de philosophie. Et ce divorce ne cessera que si les philosophes, abandonnant un subjectivisme stérile, sortent de leur moi, entrent résolument dans l’univers, en affirment la réalité absolue, considèrent leur propre pensée comme une partie de cet univers qui lui donne et son existence et sa valeur et son objet, empruntent à la science cette méthode expérimentale, objective, à posteriori, qui en conquérant la nature, accroît chaque jour le pouvoir de l’homme, et fait communier les intelligences dans l’adhésion à des vérités dont le nombre va sans cesse grandissant.

Kant avait opposé le phénomène au non-phénomène, et il avait eu raison. Mais bientôt cette opposition devient chez lui celle du phénomène et du noumène, le noumène étant pris pour l’inconnaissable. Or l’inconnaissable, c’est l’inintelligible. Singulière perversion du sens des termes ! Le νούμενον des Grecs, l’intelligible pur, devient dans la phraséologie moderne précisément son contraire. Ce qu’on ne peut connaître, c’est ce qui n’est absolument pas. Tout ce qui est intelligible est connaissable, sinon actuellement connu. Ce qui est actuellement connu, voilà vraiment le phénomène ; ce qui reste à connaître, voilà le noumène ; mais au fond, c’est une seule et même réalité, qui existe en soi. Le noumène d’aujourd’hui sera le phénomène de demain. Il n’y a pas là deux sphères distinctes et comme deux mondes qui s’excluent il n’y a qu’un seul monde dont l’intelligibilité est le postulat fondamental de la science, postulat que démontre, s’il en était besoin, chaque nou-