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ANALYSES.j. duboc. Die Tragik, etc.

nécessité mécanique celle d’une nécessité intelligente. Les Grecs respectaient la loi des dieux, et les chrétiens ont adoré « les voies obscures de la Providence ». Ce principe régulateur a été brisé, et, dès que la tragédie du destin n’est plus pour nous la tragédie de l’ordre du monde, la vieille question se pose de nouveau, plus redoutable encore : Pourquoi tant de larmes sous le soleil ? Le pessimisme y répond en nous jetant à la face la pensée du néant. Mais l’optimisme nous dit que « le monde est un ordre » ; il reconnaît dans l’individu l’instrument de l’idée du monde et il accepte la destinée du héros tragique comme un sacrifice nécessaire exigé par le génie du monde.

« Le héros tragique, écrit M. Duboc, nous rend sensible le développement de l’univers. » Situation bien remarquable, en effet ! Nous voulons le malheur du héros en vertu même du lien sympathique qui nous attache à lui, et nous nous élevons ainsi nous-mêmes jusqu’à nous sacrifier à l’idéal pour lequel il meurt. Dans la tragédie, nous franchissons « le pas de la mort » pour atteindre à notre idéal, et c’est pourquoi elle est véritablement la forme la plus sublime de l’art.

Le moment de l’Erhebung est le conflit tragique. J’ai défini ce conflit un peu autrement que M. Duboc, ou plutôt j’ai réservé le nom de « conflits de droit » à ces cas vraiment tragiques où la certitude morale fait défaut, c’est-à-dire où l’homme hésite entre deux devoirs que sa conscience n’est pas en état de subordonner l’un à l’autre ni de concilier l’un avec l’autre. M. Duboc eût peut-être bien fait de distinguer ces cas ; mais il pouvait les négliger, et je n’en dirais rien si je n’avais avec lui une ancienne querelle au sujet des conflits du devoir moral et de l’amour où sa psychologie de l’amour l’amène à voir de véritables conflits de droit. Nous avons choisi tous deux l’exemple de Max Piccolomini dans Wallenstein, et je ne conteste point que cet héroïque jeune homme cherche la mort faute de pouvoir concilier son devoir avec son amour ; mais j’ai dit que Max se sacrifie au devoir et que son cas n’est point un vrai conflit de droit, parce qu’il connaît son devoir et ne peut hésiter d’y obéir, quoiqu’il en soit désespéré.

L’amour, selon M. Duboc, est une puissance égale au devoir, et de même nature. D’une part, dit-il, la vie est une unité, et, d’autre part, notre conscience « contredit ce qui se contredit ». Si l’idéal moral est le concept de l’existence, l’idéal de la beauté, l’amour est la réalité même de l’être, et lorsque Max renonce à Thécla en refusant de suivre la cause de Wallenstein, il ne résout pas le conflit en faveur du devoir comme plus haut principe, il demeure fidèle dans la mort à cette parfaite unité de l’être qui se trouve dans l’accord du devoir et de l’amour.

J’ai hésité, j’hésite encore à accepter ce droit égal de l’amour, et ma critique prend un autre chemin. À quelque source qu’on la rapporte, la morale signifie une certaine organisation de nos tendances, de nos sentiments, sous la condition de la vie sociale. Mais l’instinct sexuel est d’abord une tendance, l’amour reste une passion, et il a fallu une longue éducation pour élever l’instinct à cette recherche de l’idéal de la beauté