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l’art, et il a fait dire à la langue d’Aristote que l’art nous purge, ou nous délivre de l’impression pénible produite par le tragique réel. Carrière veut de son côté que l’art nous élève au-dessus de la douleur et de l’anéantissement. Mais il ne faut pas entendre cette « élévation » comme une disposition morale que l’art aurait expressément pour fin de faire naître. Goethe répugnait avec raison à assigner à l’art aucune fin étrangère à l’esthétique, et Schiller même lui donnait le plaisir pour but. Tout hédoniste qu’il est, M. Duboc n’en cherche pas l’objet dans le plaisir. Il distingue, en vertu de sa doctrine, ce qui arrive en vérité de ce qui arrive en fait ; il veut donc que l’art nous procure du plaisir de telle façon qu’il nous élève, et, pour conclure, « l’élévation à travers les moments du plaire détermine, dit-il, le domaine de l’art ».

Cette définition nouvelle achève la précédente. Il ne faut donc plus parler, avec Schiller, d’un plaisir de la pitié, de la sympathie, au sens exact de « souffrir avec ». Le poète qui se propose pour fin ce plaisir de la pitié vise à frapper, à saisir le spectateur, et il confond le dramatique avec le tragique. La recherche de l’excitation nerveuse pour elle-même a amené la décadence du théâtre moderne. Puis il est difficile, en dépit du raisonnement subtil de Schiller, que la souffrance se change en son contraire. Nous sommes touchés, quand la personnalité étrangère n’est pas offensive, et parce que nous nous sentons détachés aussi de toute tendance agressive. Cet état d’ « inoffensivité » de la souffrance est nécessaire à l’émotion. Or cet état peut déplaire à l’homme de lutte ; et, en tous cas, être touché, cela peut suffire dans le drame sérieux, cela ne suffit plus dans la tragédie, où nous voulons la mort au nom de quelque haut principe et comme un accomplissement de notre besoin supérieur.

La crainte, ou la terreur, est inséparable de la pitié tragique. Bernays reproche à Lessing d’avoir interprété sur ce point la doctrine d’Aristote de façon à faire de la tragédie une maison de correction. Il a tort à son tour, quand il nous parle d’un « frisson agréable » que nous éprouverions au spectacle de notre destinée. Günther est mieux inspiré en parlant d’un état calme de l’âme, et Schopenhauer a raison de voir dans la soumission à la destinée le fond de la tragédie antique. Le vrai mot, ici, est encore l’Erhebung, l’élévation au-dessus des accidents de l’existence individuelle.

Mais nous arrivons au passage difficile. Faute, expiation, destin, ces trois termes où tient l’antique tragédie, que signifient-ils pour la conscience moderne ? Le déterminisme a modifié singulièrement la notion de culpabilité ; l’expiation devient un non-sens, dès qu’il n’y a plus faute, et le héros tragique reste la proie de la fatalité. M. Duboc se place, avec son optimisme, sur un terrain tout nouveau. Il laisse de côté, et le déterminisme, et le libre arbitre motivant la faute morale, et l’innocence originelle au sens de la métaphysique, et la faute d’être au sens des pessimistes. Il établit qu’on ne saurait concevoir ni un autre monde ni le non-monde, et il arrive à substituer à la notion du hasard ou de la