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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/170

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rendre sa liberté, de le lancer en quelque sorte, comme un fin limier, sur la piste du gibier que l’on chasse ? Car c’est après avoir dressé les trois tables que Bacon, pour en tirer quelque chose, invoque l’aide de l’entendement. Le résultat n’est donc pas si évident, il n’apparaît pas aussitôt comme le reste d’un plus grand nombre dont on retranche un plus petit. Cette partie négative du travail laisse quelque chose à faire à l’esprit, il sait peut-être ce que la cause n’est pas, il ne sait pas encore ce qu’elle est, et un peu d’art semble nécessaire pour le lui faire découvrir.

Enfin, à supposer, ce qui est possible en certains cas, que la simple inspection des tables suffise à révéler la cause cherchée, ces tables mêmes, de quelle façon ont-elles été dressées ? Est-ce mécaniquement aussi, ou bien un certain art déjà n’a-t-il pas présidé au groupement, à l’arrangement des faits ? Dans un problème d’algèbre, une fois les équations posées, un travail presque mécanique suffit pour mener infailliblement à la solution ; mais l’ingéniosité, qui n’est plus nécessaire alors, l’était, certes, au commencement, pour mettre le problème en équations. De même si l’on cherche quelle part d’invention revient à l’intelligence, après que les faits ont été groupés dans l’ordre qui convient, parfois on n’en trouvera guère. La lumière jaillit alors de leur simple rapprochement, et l’intelligence n’a plus qu’à ouvrir les yeux et à voir. Mais cette habile disposition des faits n’est-elle pas déjà son œuvre, et n’a-t-on pas dû pour cela faire preuve d’invention ? Les faits ne se sont pas inscrits d’eux-mêmes, les uns sur la table de présence, les autres sur la table d’absence. Et Bacon le savait si bien, et que tout le monde n’est pas capable de ce classement judicieux, que, dans une de ses histoires[1], pour encourager savants et ignorants par son exemple, il rassemblera, dit-il, les faits au hasard et pêle-mêle, sans tenir compte de leurs affinités naturelles. On peut donc faire une histoire sans aucun dessein, et qui sera utile pourtant. Mais cette autre histoire plus relevée, où l’on a déjà un but, où l’on est dirigé par quelque idée, demande une intelligence peu commune ; il ne s’agit plus seulement de rassembler des matériaux, il faut aussi savoir les mettre en œuvre. Bacon distingue à merveille, par conséquent, la

  1. Historia densi et rari : « Non difficile foret nobis Historiam (quaiii jam subjungemus) sparsam in ordinem meliorem quam quo usi sumus redigere, instantias quæ inter se affines sunt simul collocando. Id consulto evilavimus. Hoc quod agimus omnium induslriæ ad imitalionem patere volumns. Quod si methodo aliqua artificiali et illustri collectio ista instantiarum connexa fuisset, desperassent procul dubio complures se ejusmodi inquisitionem facere potuisse. Quare et exemple et monito cavemus ut quisque in instantiis comparandis et proponendis suo judicio, suæ memoriæ ac suæ copiæ inserviat. Neque tamen