velle Héloïse[1] ; la distance n’est pas si grande, ce nous semble, d’un savant à un poète, et tous deux, en des genres différents, se montrent également créateurs. Et quel homme a fait preuve d’une imagination plus puissante que Kepler, ce contemporain de Bacon ? Elle le précipita, il est vrai, dans plus d’une erreur ; mais aurait-il pu, sans elle, édifier en astronomie ce monument, sur lequel s’appuya plus tard le système de Newton[2] ? Pourtant Bacon n’est pas inexcusable d’avoir mis les philosophes en garde contre leur imagination. Il oubliait le bien qu’elle peut faire, en se rappelant tout le mal qu’elle avait causé. La philosophie, après l’essor aventureux qu’elle venait de prendre pendant la Renaissance, avait plutôt besoin qu’on lui coupât les ailes : on ne pouvait trop alors lui prêcher la sagesse, et il n’eut pas été prudent à elle de s’en remettre de nouveau à la discrétion de la plus folle de nos facultés.
En outre Bacon n’a pas analysé le travail intérieur qui se passe dans l’esprit du savant. Il cherchait des règles sûres pour établir la vérité scientifique ; son œuvre est d’un logicien, et non pas d’un psychologue ; uniquement attentif aux procédés matériels de la science, il n’a pas tourné ses regards vers les opérations intellectuelles qui servent à la préparer. Le fait et l’idée lui sont donc apparus en bloc, et le fait tout d’abord comme plus grossier et plus palpable ; il lui a masqué l’idée. Ainsi l’art de découvrir une loi quand on la cherche, et l’art de s’assurer qu’on l’a trouvée enfin, qui sont pour nous deux choses si distinctes, ne l’étaient pas encore aux yeux de Bacon, et, tandis qu’il n’a guère indiqué que le second de ces deux arts, il s’imaginait, au contraire, avoir surtout montré le premier[3]. À quoi servent, en effet, les trois tables, sinon à disposer les exemples ou les faits déjà rassemblés dans le meilleur ordre pour faire apparaître leur loi, et en fournir une preuve invincible ? Mais il
- ↑ « Il en écrivit les premières scènes », dit M. Grimaux. (Lavoisier, p. 4.) Le roman de J.-J. Rousseau était alors dans toute sa nouveauté (1760).
- ↑ « Il n’y a qu’un homme aussi éminemment doué de facultés poétiques que Kepler qui ait pu découvrir les trois belles lois astronomiques désignées par son nom. Aussi, tout en tenant compte de la différence des directions respectives, Homère, Shakespeare, Schiller et Gœthe, sont parfaitement les égaux des plus éminents explorateurs de la nature, en ce sens que la faculté intellectuelle qui fait le poète et l’artiste est la même dont émanent les inventions et les progrès dans la science. » (Lord Bacon, par Liebig ; trad. franc, de Tchihatchef, 1866, pp. 123-124.) — C’est un savant qui parle, il croit faire beaucoup d’honneur aux poètes, en voulant bien les égaler aux hommes de sciences ; un poète en revanche, croirait montrer quelque condescendance, s’il élevait les savants jusqu’à lui.
- ↑ De Augmentis…, l. V, ch. ii : « …quandoquidem ars ipsa inveniendi et perlustrandi scientias hactenus ignoretur. » Ib.., ch. iv : « uno siquidem eodemque mentis opere illud quod quœritur, et invenitur, et judicatur. » (S., I, 617 et 640 ; ou B., I, 246 et 270.)