nue s’attribuant successivement à lui-même ses sensations, ses idées, ses volitions. L’âme est une tragi-comédie composée d’épisodes détaches — lesquels, comme il n’y pas de spectateur, ne deviennent jamais des péripéties ou des dénouements, appréciables comme développement des données d’une exposition. Le passé, le présent et le futur se suivent, dans l’histoire de l’homme intérieur, sans se référer à un foyer non historique, et par conséquent sans converger dans l’ordre du temps : ils forment des traits télégraphiques imprimés à la file sur une page blanche, et dont aucun ne peut faire retour sur le précédent, ni anticiper sur le suivant. Autrement dit, en dehors des sommes de phénomènes qui constituent, à chaque pulsation mentale, ce que j’appelle, par convention, moi, il y a en tout et pour tout le corps que j’appelle, par abus, mien. Donc ces moi instantanés ne sauraient avoir de liaison prochaine et immanente avec les moi antérieurs et postérieurs au milieu desquels ils sont intercalés — et cela, dans tous les cas, et malgré la solidarité apparente créée quelquefois par le souvenir ou par la prévision : car la simple représentation d’une conscience non actuelle dans une conscience actuelle ne suffit pas pour constituer un lien concret entre les deux consciences. Quant à l’union entre les accidents subjectifs qu’on pourrait prétendre fonder sur la continuité des actions vitales dans l’organisme où ces accidents ont lieu, c’est encore là une union tout abstraite qui n’a rien de réel pour le sujet : car la continuité vitale est transcendante vis-à-vis des événements psychiques surajoutés à elle de temps à autre, vis-à-vis des « épiphénomènes » qui viennent ici et là la doubler ; sans cette transcendance, l’esprit en tant que tel influerait sur les états du corps, et le principe du mécanisme serait violé. Ainsi, un rythme de battements complexes qui se détachent sur un murmure plus simple, en restant aussi étrangers les uns aux autres que le sont les tics et les tacs de l’horloge frappés dans le bruit confus des rouages : voilà la définition moderne de la conscience, toute fraîche sortie du laboratoire. Je crois, n’est-il pas vrai ? n’avoir nullement forcé la note, ni trahi la pensée des auteurs, dans ce résumé succinct de leurs enseignements.
Or je dis que cette doctrine phénoméniste, lorsqu’elle aura bien pénétré tous les esprits, aboutira forcément à détruire, à concasser, à pulvériser, tout ce système de tendances ataviques auquel on donne le nom d’égoïsme. Ce système, je me le suis laissé dire, est encore assez solidement établi chez la plupart des phénoménistes eux-mêmes ; mais une pareille contradiction entre les convictions de l’intelligence et l’économie morale ne saurait durer bien longtemps. La France surtout, cette mère puissante qui chérit les deux jumeaux de son sein, la Logique et le Progrès, d’un éternel et indivisible amour, la France ne tolérera pas ce scandale. Elle déclarera clérical tout citoyen paraissant s’inquiéter tant soit peu des intérêts oiseux qui sont de nature à éveiller une crainte ou une espérance personnelle. Elle ne semble pas encore prête, sur tous les points, à faire cette déclaration ; mais je suis