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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/190

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cun regardera son moi de l’heure prochaine exactement du même œil que le moi contemporain de son voisin ; le premier ne lui paraîtra en rien plus plaisant, plus joli que le second. À cinq minutes même de distance, les deux moi se confondront dans l’esprit du citoyen éclairé : car il est évident qu’à cinq minutes de distance on est deux sommes de phénomènes. Quand enfin les progrès scientifiques auront appris à subdiviser encore plus finement les phases du temps et les faits de la conscience, quel billionnième de seconde ne faudra-t-il pas pour empêcher moi et l’autre de coïncider entièrement ? Et alors que de ravissants spectacles se déploieront ! Le riche banquier qui vient de faire arrêter son coupé devant le Brébant de l’époque, avec l’intention d’y bien déjeuner, confondra tout à coup son moi avec celui de son groom, et le fera entrer à sa place. Le financier de midi précis saurait-il être intéressé à ce qu’à midi cinq minutes un flot de béatitude gastronomique aille exciter les esprits d’un locataire lointain de son propre corps, plutôt que ceux d’un valet de pied quelconque ? Le professeur de physiologie qui avait déjà le bistouri en main ira, d’un beau mouvement, se placer lui-même sur la planchette canicide : car qu’est-ce que cela peut faire à la conscience qui, sous les habits de ce professeur, coïncide avec la dernière vibration du dernier coup de trois heures sonné dans le laboratoire, qu’à trois heures une minute une horrible torture se produise dans une nouvelle conscience ayant hérité du même domicile après cent générations, ou bien dans celle d’un misérable pensionnaire des chenils de l’École pratique ? Tous les toréadors de l’Espagne et de Paris apprendront, au moment de porter le coup fatal, qu’il n’y a aucune différence appréciable entre eux-mêmes et le taureau, et joueront de bon gré, au lieu du rôle du matador, le rôle de matado, etc., etc. Vous comprenez, monsieur le Directeur, que je ne puis exposer dans cette lettre les applications infinies de l’altruisme phénoméniste ; mais on voit d’ici en quelle série de tableaux balsamiques pour le cœur se transformera plus tard la vie humaine, considérablement moins gracieuse quant à présent.

Mais que parlé-je d’avenir ? Ces scènes réconfortantes inspirées par le génie du phénoménisme, nous devrions déjà en être à chaque instant les témoins. Car, Dieu merci, nous possédons dès maintenant un grand nombre de phénoménistes, tous bons raisonneurs, tous impatients d’appliquer jusqu’au bout leurs principes. Comment donc se fait-il qu’on les voie si rarement nous édifier comme ils le devraient ? par quoi sont-ils encore retenus dans les voies surannées de l’égoïsme ? Serait-ce par la timidité ? par le scrupule ? j’avoue que j’en serais un peu surpris. Quelle est donc la circonstance qui nous frustre ainsi des bénéfices moraux de la science ? Je suis vraiment peiné de voir tant de personnes si hardies, si soucieuses de logique saine ou autre, traîner encore, pour des motifs qu’il m’est impossible de pénétrer, dans les ornières boueuses de l’intérêt personnel. En les trouvant parfois si entachées de la malignité obscurantiste, je méprends parfois à les soupçonner d’attachement secret au