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exemple le sentiment que j’ai de la réalité de mon corps, c’est ébranler la certitude. « Le scepticisme triomphe dès ce premier pas dans le doute universel. » Et, de fait, Descartes échoue dans sa poursuite du triple objet de la métaphysique, l’âme, le monde, Dieu. Il mutile la première en se condamnant à ignorer tout ce qui échappe à la conscience claire. Il ne prouve le second qu’en glissant vers le spinozisme. Il n’établit la réalité du troisième que par des sophismes.

Il y a plus. Ces diverses difficultés, le cartésianisme les a créées de toutes pièces faute d’avoir reconnu que toute idée simple et nécessaire, toute notion enveloppe nécessairement la croyance à son objet (p. 104). J’ai nécessairement l’idée de mon existence, donc j’existe, et c’est là le fond du Cogito. J’ai nécessairement l’idée d’étendue, l’idée de cause ; donc l’étendue existe, donc il y a des causes. Dès lors, le problème de l’existence de Dieu disparaît. « Si la notion de Dieu, celle de l’âme séparée est au nombre des notions de causes, il n’y aurait pas plus de démonstration possible de sa réalité qu’il n’y en a de celle de la substance matérielle. Et l’argumentation de Descartes serait inutile » (p. 106). — (Comment, sur les Méd.)

Remarquons en passant ce mode de raisonner. La crainte de l’idéalisme et du panthéisme a poussé Biran à ressusciter le réalisme objectif de Platon.

III. — L’étude du cerveau nous trompe, la réflexion pure nous égare. Revenons à des procédés plus sûrs, à l’observation intérieure. Il s’agit de déterminer les éléments. « Il s’agit aussi de retrouver l’ordre simultané et successif de leur association. » Par conséquent la méthode est multiple, à la fois analytique et synthétique. Suivons-la dans son double mouvement. (Rapp. de la psych. avec les se. nat.)

Une essentielle distinction s’impose, celle des idées et des notions, des croyances et des connaissances. Les idées représentent des objets ou des classes d’objets. Elles résultent d’un travail d’observations et de comparaisons. Aucune unité ne les fonde. Elles n’en ont pas d’autre que celle du mot qui les exprime. Enfin leur emploi est libre.

Les notions au contraire, celles de cause, de substance, d’unité, etc., sont des besoins de l’esprit, des croyances, qui naissent en lui de sa propre action. Avant de s’appliquer aux choses du dehors, elles révèlent la vie du dedans. Elles ont dans le moi agissant, dans le sentiment qu’il a de son effort actuel leur source profonde. Universelles, elles le sont au terme du travail de la réflexion. Mais primitivement elles sont individuelles, et, quoique individuelles, nécessaires. « À partir de celle de causalité qui est la base de toutes les notions, l’esprit trouve en lui la substance, la force ; il les constate ou reconnaît leurs caractères au dehors ; mais il ne dépend pas plus de lui de les avoir, de les écarter, ou de modifier leur nature, que d’exister, de se créer ou de s’anéantir lui-même » (p. 157). Selon Kant et Leibniz, elles émergent au contact de la sensation, déjà achevées et d’un seul jet. Pour Biran, elles naissent d’abord limitées à notre individuelle réalité ; puis peu à peu, se