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ont été, ici, postérieures à l’évolution industrielle. Le développement des arts a succédé au développement pratique ou industriel, et a préparé l’évolution scientifique ou philosophique. La vie industrielle est la source de tous les autres attributs de la vie collective et le moteur de toute éducation sociale. « C’est l’industrie qui a imprimé à l’esprit scientifique des modernes la positivité qui le caractérise, et qui a transformé l’esprit philosophique. On ne peut donc, conclut encore une fois Comte, méconnaître la direction ascendante du développement des nouveaux éléments sociaux[1]. »

Il suffît d’exposer cette théorie pour toucher au doigt sa superficialité et son caractère profondément empirique. Ces vues de Comte semblent lui avoir été dictées par un respect exagéré des événements extérieurs de l’histoire, des événements bruts, pour ainsi dire, restés non analysés ou indécomposés en leurs éléments constitutifs.

On peut même, par cet exemple caractéristique, se convaincre que les faits ne valent le plus souvent que par l’interprétation qu’on leur donne, et que les inductions de la science ne sauraient être menées à bonne fin sans l’aide d’hypothèses qui, au début, paraissent toujours plus ou moins téméraires. Il est vrai de dire que Comte recourt parfois lui-même, d’une façon inconsciente, à la méthode qu’il tient si fort en suspicion ; mais les hypothèses qu’il ait, et qu’il ne peut pas ne pas faire, se ressentent presque toutes de la défiance que lui inspire la méthode hypothétique. Elles sont timorées, empiriques et souvent aussi contradictoires que les faits qu’elles cherchent à expliquer. La théorie exposée plus haut en offre un exemple concluant. L’intensité acquise par la vie industrielle dans nos sociétés modernes, intensité d’autant plus remarquable qu’elle n’a jamais pu se produire dans l’antiquité, devient chez Comte une prépondérance marquée de l’esprit industriel sur les autres manifestations intellectuelles. Pourquoi ? Il est difficile de le dire exactement, mais il est permis de supposer que Comte a cru éviter toute explication purement hypothétique du double fait de la faiblesse de l’élément industriel dans les sociétés antiques et de sa force croissante dans les sociétés modernes, en s’arrêtant net devant ce fait, sans chercher sa cause, c’est-à-dire en le prenant lui-même pour une explication, en l’érigeant en principe explicatif. C’est toujours ainsi que procède l’empirisme. Sa règle ordinaire est de ne pas expliquer les faits, de les laisser, comme on dit, s’expliquer par eux-mêmes. Tentative vaine, renoncement inutile, car l’esprit humain est un théoricien incorrigible, et la célèbre formule : laisser les faits parler eux-

  1. Cours, résumé de Rig, II, p. 365 ; voy. aussi pp. 18-34, vol.  VI du grand Cours.