La conception que M. Bergson nous présente de la conscience n’est pas exempte non plus de difficultés. C’est à son témoignage qu’il en appelle : ce sont ses « données immédiates » qu’il s’efforce de dégager. Nous apprenons par elle que nous sommes « multiplicité qualitative, sans ressemblance avec le nombre, — développement organique, qui n’est pourtant pas une quantité croissante, — hétérogénéité pure au sein de laquelle il n’y a pas de qualités distinctes », et par suite que nous sommes libres. Ainsi par la conscience nous atteignons l’absolu. Mais quelle est cette conscience ? C’est la conscience du moi profond, opposé au moi superficiel, du moi purement intensif, opposé au moi projeté dans l’étendue, du moi inexprimable, opposé au moi qui peut se rendre dans le langage. C’est donc à la fois plus ou moins qu’une connaissance, c’est une intuition immédiate du réel en nous. Mais comment cette intuition se comporte-t-elle avec la raison ? Préoccupé d’exclure tout déterminisme, M. Bergson semble exclure en même temps toute pensée proprement dite. La conscience dont il nous montre les données immédiates est une conscience purement sensible ; ou plutôt elle est le sentiment de la vie qui s’écoule. Où est le principe de son unité ? Même en la définissant un « progrès dynamique », il faut bien qu’elle soit une, au moins par la loi de ce progrès, pour qu’elle se possède, pour qu’elle soit humaine. Où la pensée n’est pas, je comprends bien qu’il puisse y avoir indétermination, mais je comprends difficilement qu’il y ait liberté.
On voit comme la thèse de M. Bergson provoque la réflexion sur les problèmes les plus importants de la philosophie : et cela parce que l’auteur a eu l’heureuse idée de rejeter la psychologie toute faite, et de chercher, par un vigoureux effort de réflexion, à se mettre en présence du réel même. Pour terminer, nous devons rendre au style et à la langue de M. Bergson un hommage mérité. M. Bergson a le secret d’être clair là où la clarté semble impossible. En effet, nous ne nous représentons aisément les choses qu’au moyen d’images, c’est-à-dire dans l’espace. C’est là notre mode habituel de pensée, et le langage même semble nous en interdire un autre. Or M. Bergson a voulu précisément dégager les données de la conscience de l’espace et du langage, et nous faire comprendre que les états de conscience ne sont pas des choses. Il a réussi dans cette entreprise difficile, et le livre est parfaitement clair pour qui veut bien faire l’effort que l’auteur lui demande. La langue, ferme et souple, a cette vénusté particulière qui vient de la pureté irréprochable jointe à l’absence de tout ornement superflu. J’ajoute que, dans les passages de description psychologique, le style est d’une finesse qui rivalise avec les nuances les plus délicates des états d’âme étudiés. M. Bergson nous pardonnera de prévoir qu’après lui on continuera sans doute à discuter sur la liberté. Le dernier mot n’a pas été dit. Mais quand on voudra parler de l’intensité des états psychiques, de leurs relations entre eux, de leurs rapports avec le langage, de l’association des idées, de l’espace et de la durée réelle,