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fort importantes. Avant d’admettre que le temps et l’espace sont tous deux des conditions a priori de la connaissance, dit M. Bergson, il est naturel de chercher si l’un des deux ne peut se réduire à l’autre. Sans aucun doute, et l’essai a été fait plus d’une fois. Les psychologues anglais, en particulier, se sont efforcés de réduire l’espace, d’en expliquer la genèse, en ne prenant pour données que le temps et la sensation. M. Bergson ne croit pas qu’ils y aient réussi, et juge vaine la tentative d’expliquer l’extensif avec des éléments inétendus. C’est précisément ce que dit Kant dans l’Esthétique transcendantale. Mais pourquoi personne, avant M. Bergson, n’avait-il tenté de réduire le temps ? D’abord parce que le temps paraissait donné dans la conscience même, — où M. Bergson le conserve sous le nom de durée réelle, hétérogène il est vrai, mais enfin durée. Puis surtout parce que le temps n’apparaissait pas comme une condition spéciale à une certaine sorte de phénomènes (ce qui est vrai pour l’espace), mais comme une condition universelle de tous les phénomènes, externes ou internes, quels qu’ils soient. Les catégories de l’entendement pouvaient ainsi s’appliquer à la totalité des phénomènes, et les exigences suprêmes de la pensée demeuraient satisfaites. La théorie de M. Bergson veut au contraire une dissociation absolue entre les phénomènes de l’espace (l’homogène, l’objectif, le coexistant, la quantité, le nécessaire) et la durée (l’hétérogène, le sujet, le successif, la qualité, la liberté). L’univers est coupé en deux. Mais l’unité de la pensée, solidaire de l’unité de l’univers, ne se trouve-t-elle pas rompue aussi par cette dissociation ?

La théorie met la liberté à l’abri de toute objection. Il est vrai ; mais à quel prix ? En dissociant aussi les éléments de la causalité, en attribuant la « liaison nécessaire » à la portion de réalité appelée espace, et la « synthèse » à la portion de réalité appelée durée. Encore cette liberté ne satisfera-t-elle pas ni ceux qui la veulent intimement liée à la raison, ni ceux qui l’appellent une « bonne volonté ». De plus, il faut admettre que tout être qui dure est libre par là même, au même titre que nous. Enfin le monde extérieur ne pourrait même plus être appelé, comme le voulait Stuart Mill, une « possibilité permanente de sensations », car il ne faut pas dire que les choses extérieures durent, mais plutôt « qu’il y a en elles quelque inexprimable raison en vertu de laquelle nous ne saurions les considérer à des moments successifs de notre durée sans constater qu’elles ont changé ». Mettre la durée dans l’espace, dit M. Bergson, c’est par une contradiction véritable « placer la succession au sein même de la simultanéité ». Ainsi les choses extérieures ne durent pas, mais tout se passe comme si elles duraient. Pourquoi ? Est-ce par une sorte de création continuée ? Non, car précisément ne pas durer équivaut à durer toujours. Nous avons vu comment les lois naturelles prenaient dans cette théorie un aspect de vérités éternelles. Ainsi reparaît, malgré tout, cette stabilité de l’univers sans laquelle nous éprouvons un vertige mental, une insécurité psychique qui nous étourdit et paralyse notre pensée.