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nécessaire cortège d’un chef-d’œuvre, deviennent horribles avec la méthode réaliste ; elles sont simplement médiocres et décolorées avec la méthode classique. — Enfin le réalisme n’est pas nécessairement le matérialisme. « S’il ne faut pas placer le cœur de l’homme dans le cerveau, il n’est pas non plus scientifiquement exact de le localiser dans l’abdomen. »

L’écueil principal du réalisme, c’est ce que Guyau appelle le trivialisme. « Le vrai réalisme consiste à dissocier le réel du trivial ; c’est pour cela qu’il constitue un côté de l’art si difficile ; il ne s’agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous semblent parfois les moins poétiques. » Quels sont les moyens d’embellir la réalité sans la fausser ? Ces moyens qui constituent une sorte d’idéalisme à la disposition du naturalisme même, Guyau les expose dans un chapitre plein de vues ingénieuses et originales : ce sont le recul des événements dans le passé, le déplacement dans l’espace et l’invention des milieux, l’animation sympathique de la nature.

La théorie du style fournit une nouvelle illustration du principe fondamental. Le style est, avant tout, un moyen d’expression, un instrument de sympathie. Spencer n’a vu dans le langage qu’un simple moyen de communication intellectuelle entre les hommes : aussi les lois du style sont à ses yeux des applications du principe de l’économie de la force. Selon Guyau, le caractère vraiment social du style littéraire et poétique consiste à stimuler les émotions selon les lois de l’induction sympathique, et à établir ainsi une communion sociale ayant pour but le sentiment commun du beau. Et il donne du style cette magnifique définition : « Le style, c’est la parole, organe de la sociabilité, devenue de plus en plus expressive, acquérant un pouvoir à la fois significatif et suggestif qui en fait l’instrument d’une sympathie universelle ». Il faut lire l’application que fait Guyau de ce principe à l’image et au rythme, ces deux éléments essentiels du style poétique, et ces pages si curieuses où il montre comment la prose, dans notre littérature contemporaine, devient de plus en plus rythmée et poétique et donne les raisons littéraires et sociales de cette évolution.

Dans le génie, dans la critique, Guyau voit encore des formes de la sympathie et de la sociabilité. « Le génie est une puissance extraordinaire de sociabilité et de sympathie qui tend à la création de sociétés nouvelles ou à la modification des sociétés préexistantes : sorti de tel ou tel milieu, il est un créateur de milieux nouveaux ou un modificateur de milieux anciens. » D’autre part « ce ne sont point les lois complexes des sensations, des émotions, des pensées mêmes, qui rendent la critique d’art si difficile ; on peut toujours en effet vérifier si une œuvre d’art leur est conforme ; mais lorsqu’il s’agit d’apprécier si cette œuvre d’art représente la vie, la critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu ; aucune règle dogmatique ne vient à son aide : la vie ne se vérifie pas, elle se fait sentir, aimer, admirer. Elle parle moins à notre jugement qu’à nos sentiments de sympathie et de sociabilité. »