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intonations, leurs manières de parler, leurs habitudes, leurs manies, leurs façons de marcher ou de s’asseoir. Dans ces acquisitions nouvelles, l’enfant prend un peu de toutes mains, emprunte à chaque personne ce qui lui convient le mieux. Il imite ses parents, ses maîtres, un étranger qui a dîné une fois à la table de famille, un homme qui passe dans la rue. Ainsi vient se greffer sur le personnage sensitif un second personnage. Comme les actes de ce second personnage dépendent surtout de nos sentiments, nous demandons la permission de l’appeler personnage sentimental.

Mais nous n’avons pas épuisé la série.

L’homme ne voit pas seulement des actions se faire autour de lui, il entend exprimer des idées, raconter et apprécier des actes. Il a ainsi, non seulement des images singulières de faits concrets, mais des idées générales d’actes abstraits. Il entend parler de vice, de vertu, de lâcheté, d’héroïsme, de bassesse, de force d’âme. Il apprend à associer à certaines classes de ces termes des idées de louange, d’estime, d’admiration ; à certaines autres, des idées de blâme, de mépris, d’abjection. Il finit par posséder ainsi un répertoire idéal, abstrait, verbal, qui lui sert toutes les fois qu’il doit apprécier les actions des autres ou donner les raisons des siennes propres. Il y a vraiment en chacun de nous un moi superficiel et verbal que M. Bergson a bien fait de distinguer du moi profond et essentiel. C’est ce moi dont les paroles sont parfois le contre-pied des actes du moi profond. C’est ce moi qui parle au rebours des actions de l’autre. Un homme corrompu qui fait l’éloge de la vertu ne parle pas toujours contre sa pensée, il débite souvent une série de formules qui s’enchaînent, qu’il ne saurait comment rompre et qu’il pense véritablement au moment où il les prononce, absorbé qu’il est par le défilé de ses images sonores, par les efforts musculaires que nécessite son écriture ou sa parole extérieure.

Voila donc un troisième personnage qui peut venir se superposer aux deux autres et qui le fait en effet. C’est l’Ariste de la comédie, le Nestor de l’épopée intérieure. Il parle comme un livre et souvent avec une conviction égale. C’est un écoulement logique et régulier de termes qui semble sortir de la roue magique de Raymond Lulle. C’est ce personnage qui a toujours à son service les phrases de convention, les banalités prud’hommesques, ces insipides formules de sagesse verbale avec lesquelles on achève des malheureux qui ne sont pas toujours des coupables et des coupables qui sont toujours des malheureux.

Il ne faut pas attendre de ce personnage qu’il ne se contredise jamais. Comme il n’est qu’un reflet des jugements vulgaires, sa parole