Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
380
revue philosophique

extérieur serait absolument nominale et illusoire ; et pour s’y manifester il faut bien, ce semble, que jusque dans ses derniers éléments elle soit accompagnée de certains processus physiques. Dès lors ce n’est plus seulement au déterminisme psychique qu’il s’agit d’échapper, mais au déterminisme physique lui-même, si l’on persiste à croire que déterminisme et liberté soient deux termes contradictoires.

M. Bergson est ici dans une situation particulièrement délicate. Toute sa théorie repose, nous l’avons vu, sur cette idée que le déterminisme psychique a pour origine l’illusion par laquelle le moi se considère lui-même comme une chose, et s’applique à lui-même les formes de l’objectivité, de l’espace, de la quantité. N’est-ce pas avouer implicitemment que si le déterminisme est à tort importé du dehors au dedans, du monde extérieur dans la conscience, il est du moins légitime dans le domaine physique, et même inhérent à notre conception du monde matériel. Mis dans la nécessité maintenant de discuter le déterminisme physique, M. Bergson, par un détour subtil, s’efforce de nous convaincre que le déterminisme physique, ou tout au moins son extension à l’organisme humain, est à son tour le résultat d’une illusion psychologique sur laquelle nous aurons à nous expliquer plus loin. Il se demande « si le savant, qui n’aurait a priori aucune prévention contre la liberté humaine, songerait à ériger ce principe (de la conservation de la force) en loi universelle ». Mais la question ainsi posée semble assez singulière. Comment aurait-on a priori une prévention contre la liberté ? Quelle envie l’homme éprouverait-il, à l’origine, de se dépouiller lui-même d’un pouvoir que sa conscience semble attester, si de puissantes raisons, bien ou mal interprétées, ne l’y conduisaient ? C’est au contraire la difficulté de concilier cette liberté (mal définie d’ailleurs) avec certaines exigences de l’esprit ou certaines données de l’expérience qui a provoqué après coup des doutes à son sujet, et amené le philosophe, malgré lui, à la contester. Lorsque le principe éléatique : l’être est et le non-être n’est pas, conduit les Mégariques à déclarer que le réel seul est possible, et à poser la question de la contingence des futurs ; lorsque déjà Empédocle, Démocrite et Anaxagore en tirent le principe physique de conservation, peut-on dire qu’ils avaient une prévention contre la liberté dont la notion n’était même pas encore dégagée ? N’est-il pas visible, au contraire, qu’en posant ainsi le principe de conservation sinon dans toute sa précision, du moins dans toute sa généralité et dans toute sa force, ils sont guidés par des exigences logiques vraiment fondamentales, et que ce sont ces exigences qui ont attiré l’attention sur les obscurités du libre arbitre auquel on ne songeait nullement tout d’abord ?