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sion. Encore aurait-il au moins ainsi laissé à la matière un attribut dont Aristote l’a dépouillée.

La plus grave objection que l’on puisse faire à cette théorie consiste sans contredit dans le langage d’après lequel Platon semble donner également, au concept qui chez lui correspond à celui de matière, un second attribut, d’où résulterait une nécessité entrant en lutte avec l’intelligence dans la formation du monde. M. Bäumker montre assez subtilement que l’on a singulièrement exagéré les conséquences à tirer des textes, et que l’ἀναγκαῖον de Platon est moins « le nécessaire » que « le nécessité ». Il n’y aurait donc opposition qu’entre la passivité du réceptacle universel des formes et l’activité de la cause intelligente.

Une autre difficulté consiste dans la tradition platonicienne qui rapporte à la matière l’origine du mal, doctrine qu’Aristote attribue déjà à son maître. M. Bäumker réduit cette difficulté à ses justes proportions : il ne voit au reste dans la doctrine dont témoigne le Stagirite qu’un emprunt aux groupements binaires des pythagoriens.

Mais on pourrait surtout demander jusqu’à quel point il peut n’être pas illusoire de prétendre préciser un concept qui n’était pas encore assez clairement formulé pour correspondre à une dénomination spéciale. Cette question a moins préoccupé M. Bäumker ; elle eût cependant mérité une discussion spéciale, surtout pour les philosophes antérieurs à Platon.

Chez les uns, nous n’apercevons que des représentations concrètes de qualités sensibles, quoiqu’elles aboutissent déjà, chez Heraclite, à une identification des contraires qui dénote un état d’esprit assez difficile à reconstituer ; chez les autres, nous reconnaissons au contraire des hypothèses de l’intellect, analogues, malgré leurs particularités, à celles de la science moderne ; mais, en dehors des physiologues et des atomistes, nous trouvons des écoles soutenant des thèses et menant des discussions dont la véritable signification reste obscure pour nous.

Comment Aristote a-t-il pu dire que les pythagoriens considéraient les nombres comme principe matériel des choses corporelles ? M. Bäumker admet qu’il faut leur dénier toute intuition nouménalistique, tout réalisme conceptuel qui pourrait être plus ou moins rapproché de l’idéalisme moderne. Il pense qu’ils sont partis de représentations concrètes à peine moins grossières que celles des physiologues de l’opposition entre ce qui nous apparaît comme limité en tant que solide et comme illimité en tant que fluide ; mais ils sont arrivés, d’après lui, à abstraire de ces conceptions primitives des notions plus précises et à considérer les corps au point de vue exclusivement mathématique. C’est à peu près exactement la thèse que j’ai exposée dans cette Revue[1] et je n’ai aucun motif pour la contredire aujourd’hui : toutefois, comme je n’ai pas moi-même suffisamment développé les conditions et le caractère de l’évolution supposée, j’aurais désiré la voir plus complètement

  1. Voir mon ouvrage : Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Alcan, 1887.