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A. BINET.perceptions d’enfants

personne n’apprend à parler à un enfant), il parle comme il entend parler autour de lui. S’il ne se désigne pas par le mot je, c’est que ses parents le désignent par son propre nom, et se désignent eux-mêmes pour se faire mieux comprendre, par les noms de papa, maman, grand-père, etc. ; il les imite en cela comme dans le reste.

De ces deux opinions, laquelle est la plus juste ? J’ai recueilli sur les deux petites filles plusieurs observations qui semblent donner raison à la première opinion. L’aînée des deux enfants, pendant les trois premières années environ, se désigna à la troisième personne ; ceci c’est la règle, et peut s’expliquer à la rigueur par l’imitation du langage des parents ; mais la cadette, qui a dix-huit mois de moins, a été élevée dans des conditions toutes différentes ; au lieu d’être uniquement entourée de parents qui pour mieux se faire comprendre la désignent et se désignent par le nom propre, elle passe ses journées en compagnie de sa sœur aînée ; or, celle-ci n’a pas les attentions bienveillantes des parents ; quand elle parle d’elle à sa sœur, elle dit je et moi, et elle désigne sa sœur par les mots tu et toi ; la cadette est donc habituée à ce langage, elle l’entend depuis l’âge de vingt mois ; cela revient à dire qu’elle l’a presque toujours entendu ; ajoutons à cela que la cadette admire son aînée dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle fait, et l’imite avec ferveur. Et cependant, c’est un fait digne de remarque, la cadette n’a pas perdu pour cela l’habitude de parler d’elle à la troisième personne ; elle a aujourd’hui plus de trois ans, et elle ne dit pas encore je.

Il me semble que le hasard nous a fourni ici tous les éléments d’une expérience décisive, qui montre que l’influence de l’imitation est insuffisante pour tout expliquer, car lorsqu’elle s’exerce à rebours et devrait produire juste le contraire de ce qui s’observe habituellement, le résultat ne change pas. C’est donc que l’enfant éprouve une difficulté réelle à se désigner par ces mots incolores de je et de moi, et qu’il trouve plus commode d’employer un terme plus significatif, comme son propre nom.

La petite fille dont je parle se désigna longtemps par son nom, ou plutôt par un diminutif de son nom, Zizite au lieu d’Alice. Elle disait, en touchant sa poitrine avec son index : « Ça, c’est Zizite ». Elle disait encore : « C’est Zizite qui frappe, ce pain-là c’est pour Zizite, c’est la poupée de Zizite, etc. » Parfois, il lui arrivait, comme je le notai le 20 avril dernier (elle avait alors deux ans neuf mois), de répéter le mot mien qu’avait dit sa sœur devant elle, mais sans le comprendre. L’aînée avait dit à table en désignant son assiette : « Ça, c’est la mienne. » — Alice, montrant son assiette à elle, repartit : « Ça, c’est la mienne de Zizite. » Cette expression est du reste tout