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stitue l’honneur et l’ornement de l’esprit humain, me frappe beaucoup plus que le passage à pied sec de la mer Rouge ou du Jourdain. Heureux celui qui écrira cette histoire avec amour, à soixante ans, après avoir employé sa vie entière à étudier les travaux que les écoles savan. tes y ont consacrés ! Il sera récompensé par la plus grande jouissance qu’on puisse goûter, la joie d’assister aux évolutions de la vie au centre même de l’œuf divin, où la vie commença tout d’abord à palpiter. »

Au début d’un grand ouvrage consacré au peuple et à la religion d’Israël, M. Renan éprouvait, on l’imagine, quelque embarras à dire que la Grèce dont il n’avait pas à s’occuper était tout, tandis que le judaïsme, dont il entreprenait d’écrire l’histoire, n’était qu’un appoint médiocre dans l’évolution des grandes sociétés humaines. Là où il se sent moins gêné, il s’exprime avec une entière décision et même une sorte de brutalité. C’est ainsi qu’aux funérailles de M. Ernest Havet[1], il prononçait les paroles suivantes : « Née en Grèce, cette terre mère de toutes les harmonies, la raison, sous des noms divers et non sans d’étranges alliages, fait le tour du monde… Le christianisme, dans ses parties vitales, n’est qu’un viatique composé de bonnes idées grecques et savamment préparé par la triste nuit de mille ans à laquelle l’aurore de la Renaissance a mis fin. Tout vient ainsi d’une seule éclosion lumineuse. La Grèce a préparé le cadre scientifique, susceptible d’être indéfiniment élargi, et le cadre philosophique, susceptible de tout embrasser, où n’ont cessé de se mouvoir, depuis deux mille ans, les efforts intellectuels et moraux de la race à laquelle nous appartenons… La culture grecque ne demande aucun sacrifice à la raison ; la culture venue d’Orient en demande, puisque jamais un fait n’est venu prouver qu’un être supérieur ait fait à un homme ou à des hommes une révélation quelconque. L’idéal (to kalon) de la Grèce est bien la vie humaine tout entière, embellie, ennoblie… La Grèce a créé la vérité comme elle a créé la beauté. » Puis M. Renan, après avoir indiqué que « ce qu’il y a de meilleur dans le christianisme » n’est que l’apport des races celtiques et germaniques, donne congé à la Bible en des termes d’une dureté voulue : « Dans l’ordre des choses de l’âme, notre charité, notre amour des hommes, notre sentiment tendre et délicat de la femme, le suave et subtil mysticisme d’un saint Bernard ou d’un François d’Assise, viennent bien plutôt de nos ancêtres, païens peut-être, que de l’égoïste David, ou de l’exterminateur Jéhu, ou du fanatique Edras, ou du strict observateur Néhémie. »

Il nous semble que, entre les deux éminents professeurs du Collège de France, entre le maître de l’antiquité classique et le maître des langues sémitiques, il s’est opéré une sorte de chassé-croisé. M. Renan, versé dans les études orientales et familiarisé de bonne heure avec les résultats de l’exégèse allemande, semble avoir vu diminuer, au moins

  1. Discours prononcés le 24 décembre 1889, sur la tombe de M. Ernest Havet, Paris, 1890.