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prends pas ; je me borne à demander quel est, à un moment donné, le degré de foi[1] en la culpabilité de l’inculpé qui permet au juge de le condamner. — La question va étonner sans doute, peut-être indigner les derniers arrière-petits-neveux de Beccaria, qui a mis en circulation le fameux axiome : le plus léger doute doit profiter à l’accusé, la preuve de l’incrimination doit être complète. Principe purement verbal, du reste, qu’on se garde bien, en général, de mettre en pratique, conformément à cet esprit de mensonge qui pénètre le monde social jusqu’à la moelle, comme nous le verrons plus loin. On le tient en réserve au fond du cerveau pour certaines occasions, où, afin de se dissimuler à soi-même sa partialité en faveur d’un ami ou d’un coreligionnaire, on exhume ce vieil adage. « Le juge qui acquitte un accusé, dit Cournot[2], n’entend point d’ordinaire affirmer que l’accusé n’est pas coupable, mais seulement qu’à ses yeux les indices de culpabilité ne sont pas suffisants pour déterminer une condamnation ; réciproquement, le juge qui condamne n’entend point affirmer avec une absolue certitude la culpabilité de l’accusé, mais seulement l’existence de tels indices, d’une présomption si forte de culpabilité qu’on ne saurait, sans paralyser l’action de la justice et compromettre la sûreté publique, acquitter les accusés contre lesquels pèsent de tels indices et d’aussi fortes présomptions… De même le chirurgien qui opine pour l’amputation d’un membre n’affirme pas absolument l’impossibilité d’une autre cure ; il affirme seulement que, dans son opinion, les chances d’une issue funeste, si le membre n’est pas amputé, sont assez grandes pour déterminer le sacrifice du membre affecté. La même remarque s’applique à la plupart des jugements des hommes, et n’a rien de spécial aux jugements en matière criminelle. » De là la distinction des accusés non pas en coupables et en innocents, mais en condamnables et en non condamnables.

En fait, d’un tribunal et d’un jury à l’autre, ce point de condamnabilité est très variable, si l’on en juge par la proportion moyenne des acquittements. « Le rapport, dit encore Cournot, du nombre des condamnés au nombre total des accusés, qui atteignait en Belgique

  1. Dans deux articles de la Revue philosophique (août et septembre 1880), je me suis efforcé de montrer que la croyance, comme le désir, est une quantité psychologique susceptible de degrés et même de mesure, et que ce caractère trop peu remarqué est d’une importance capitale en science sociale.
  2. Mémoire sur les applications du calcul des chances à la statistique judiciaire : opuscule d’ailleurs encombré d’équations, et plus ingénieux, ce me semble, que solide, malgré la pénétration et la justesse habituelles de l’auteur. Mais, quoiqu’il date de 1833, il a le mérite de se fonder sur la statistique criminelle à peine naissante et de prophétiser son grand avenir.