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autrefois ; il ne s’ensuit pas qu’elle le sera dans la suite au même degré, pour le même individu. Ce qui plaît à l’enfant peut être objet de dédain pour l’adulte, et cause de souffrance pour le vieillard. — Veut-on pénétrer plus avant que Bentham et reconnaître entre les plaisirs, outre les différences de quantité et de durée, celle de qualité ou de nature. C’est là, comme on sait, la correction importante que Stuart-Mill a faite au Benthamisme. Mais une supériorité de qualité est réellement une perfection plus grande, et cette perfection, ce n’est plus l’expérience qui la mesure, c’est un principe nouveau, qui n’a rien de commun avec le principe et la méthode de l’utilitarisme, et qui en est la condamnation[1].

Quant à la conception du bonheur, qui peut être défini la plus grande somme ou la plus grande quantité possible de plaisir, l’erreur fondamentale des utilitaires consiste à considérer l’homme comme un être avant tout sensitif, et à rejeter au second plan le côté actif de sa nature. Or l’activité ne se sépare pas en lui de la sensibilité ; elle lui est également essentielle ; elle a ses joies qui lui sont propres et qui font partie intégrante de son bonheur ; par suite, on peut dire sans paradoxe qu’il serait plus malheureux s’il était plus heureux, et que son bonheur serait plus éloigné s’il était plus proche. La pleine satisfaction de ses désirs alanguirait son activité et ne tarderait pas à se tourner en dégoût. Et même la vie humaine consiste plutôt encore dans l’action que dans la jouissance : le vrai bonheur de la vie, c’est principalement de vivre, de sentir, de penser, comme il est dans la nature de l’homme, surtout dans sa nature idéale, de penser, de sentir et de vivre ; — c’est ensuite de poursuivre des fins dignes de ses efforts, et de les poursuivre avec succès, car on ne peut se proposer un but sans éprouver par là même le besoin de l’atteindre, besoin dont la satisfaction est agréable ; — c’est, en dernier lieu, de jouir de loin en loin de certains plaisirs distincts, ou, ce qui revient au même, de s’affranchir des peines qui leur sont corrélatives. Ajoutons que l’homme étant un être social, non par accident, mais par essence, ses sentiments, ses pensées doivent se rapporter à ses semblables non moins qu’à lui-même.

Il suit de là que ces émotions particulières et plus ou moins intenses de la sensibilité qu’on appelle proprement plaisirs, sont bien loin de constituer le bonheur : la vie n’est même heureuse qu’à la condition qu’elles soient rares, car multipliées, elles éteindraient le besoin, source de toute activité. Il suit encore que dans la poursuite des fins qu’on se propose, l’effort est plus, pour le bonheur, que le résultat même ; car une activité en possession de son objet, n’est déjà plus active, et souvent, si languissante est la joie que donne cette conquête, qu’elle semble, après coup, ne mériter pas le déploiement d’énergie qu’elle a provoqué. Une dernière conséquence, c’est que l’homme n’a

  1. Nous nous permettrons de rappeler que nous avons développé avec étendue cette objection contre l’utilitarisme de Stuart Mill dans notre livre sur la Morale utilitaire, 2e partie, liv. I, chap. II.