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qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa philosophie[1]. Par là il voulait à la fois détruire la nécessité et le pouvoir des dieux. Cicéron, Lucrèce, Plutarque, nous diront tous de la manière la plus formelle que la principale hypothèse d’Epicure, celle d’une puissance spontanée de « déclinaison » inhérente aux êtres, avait pour but de rendre possible, de « sauver notre pouvoir sur nous-mêmes, notre liberté : ὅπως τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόληται[2]. »

Pour construire cette curieuse théorie du monde, Épicure commence par accepter en partie la doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite. Toutefois, à la conception du chaos primitif il apporte un premier changement. Démocrite avait considéré tout mouvement comme le résultat d’un choc fatal (πλήγη) et d’un rebondissement des atomes non moins fatal (παλμὸς, ἀποπαλμός[3]). Épicure nie que tout mouvement ait ainsi sa première et unique origine dans la communication d’un autre mouvement par le choc, dans l’impulsion : cette doctrine en effet, outre qu’elle implique à ses yeux une contradiction (en admettant un mouvement antérieur au mouvement même[4]), introduit partout une absolue nécessité : πάντα κατ' ἀνάγκην γίνεσθαι[5]. Le choc, pour Épicure, n’est qu’un effet ultérieur, qui suppose un mouvement antécédent. Quel sera donc le principe de ce mouvement ? — Pour le trouver, il faut d’abord passer du dehors au dedans, de la violence externe (externa vis) à l’impulsion interne. Celle-ci n’est autre chose, selon Épicure, que la pesanteur. « La pesanteur, dit Lucrèce, empêche que tout ne se fasse par voie de choc comme par une violence extérieure : Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externâ quasi vi[6]. » La pesanteur est donc déjà une cause de mouvement intime, moins visiblement matérielle,

  1. Diog. Laërt., X, 13.
  2. Plutarch., de Solert. anim., 7. Voir plus loin.
  3. Simpl., in Phys., 96. Plutarch., de Plac. phil., I, 23.
  4. Voir Arist., De cœl., III, 2.
  5. Diog. Laërt., IX, 45.
  6. Lucr., V, 288. — Cette conception d’un mouvement imprimé aux atomes par la pesanteur a, depuis longtemps, suscité des objections à l’école épicurienne. Depuis Cicéron, on reproche à Épicure cette naïveté d’admettre un mouvement de haut en bas, conséquemment un haut et un bas dans l’espace infini. Mais un texte négligé d’Epicure démontre formellement qu’il n’était pas si naïf. Le haut et le bas sont simplement des termes de convention, qui désignent, selon lui, les deux directions opposées du mouvement dans l’infini. « "Ωστ' έστι μίαν λαβείν φοράν, την άνω νοουμένην εις άπειρον και μίαν την κάτω. Αν και μυριάκις προς τους πόδας των επάνω το παρ' ημών φερόμενον επί τους υπέρ κεφαλής ημών τόπους αφικνήται, ή επί την κεφαλήν των υποκάτω το παρ' ημών κάτω φερόμενον. Ηγάρ όλη φορά ουθέν ήττον εκατέρα εκατέρα αντικειμένη επ' άπειρον νοείται. » (Diog. Laërt., X, 60). — Ainsi le haut et le bas expriment bien pour Épicure un état tout relatif, comme les termes de droite ou de gauche, de grave ou d’aigu, de grand ou de petit.