Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 81.djvu/344

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d’intensité que quiconque. Oui, le fait naturel, instinctif d’une sensation, nous l’éprouvons, physiquement, tout comme les autres ! Mais c’est seulement tout d’abord que nous le ressentons de cette manière humaine ! C’est la presque impossibilité d’exprimer ces prolongements immédiats en nous qui nous fait paraître comme paralysés, presque toujours, en bien des circonstances. Au moment où les autres hommes sont déjà parvenus à l’oubli, faute de vitalité suffisante, elles grandissent en notre être comme les rumeurs de la houle lorsqu’on approche de la mer. Ce sont les perceptions de ces prolongements occultes, de ces infinies et merveilleuses vibrations, qui, seules, déterminent la supériorité de notre race[1]. » — Dégagée de sa prétention aristocratique et de son pathos romantique, cette notation de Villiers exprime ce fait très simple que les individus diffèrent beaucoup sous le rapport de la mémoire affective. Portée à son maximum de puissance, cette mémoire peut, dans les âmes romanesques, conférer à certaines sensations privilégiées, un caractère d’éternité. « Éterniser une seule heure de l’amour, — la plus belle —, celle par exemple où le mutuel aveu se perdit sous l’éclair du premier baiser, oh ! l’arrêter au passage, la fixer et s’y définir, y incarner son esprit et son dernier vœu ! Ne serait-ce donc point le rêve de tous les êtres humains ! Ce n’est que pour essayer de ressaisir cette heure idéale que l’on continue d’aimer encore, malgré les différences et les amoindrissements apportés par les heures suivantes ; — oh ! ravoir celle-là toute seule ! — Les autres heures ne font que monnayer cette heure d’or… Une seule femme contient toutes les femmes, pour qui aime celle-là. Et lorsqu’il nous incombe une de ces heures absolues, nous sommes ainsi faits que nous n’en voulons plus d’autres et que nous passons notre vie à essayer inutilement de l’évoquer encore, — comme si l’on pouvait arracher sa proie au Passé[2] ! » — Telle serait l’absolue nostalgie en amour. Mais l’Absolu, l’Éternel ne sont pas de ce monde. L’homme d’un amour unique et d’une sensation unique dans laquelle il aurait synthétisé tout l’amour, c’est une fiction de poète. — En fait la nostalgie en amour est moins exclusive. Comme l’amour lui-même, elle est volontiers polygame. Le nostalgique en amour, c’est le sentimental fatigué qui évoque l’image lointaine des

  1. Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, p. 160.
  2. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève Future, p. 225.