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dit M. Höffding, assombrie par l’angoisse et le soupçon, lui montrait l’avenir sous les plus sombres couleurs, elle lui montrait le passé plein d’attrait, à l’exception des taches sombres qu’y avaient faites ses fautes. S’il ne hait pas ses ennemis, cela tient à cette inclination ; encore qu’il les soupçonne et qu’il en ait peur, il ne se souvient pas du mal qu’ils lui ont fait[1]. » — Une illusion sentimentale du même genre est celle qui le porte à allonger les moments de bonheur. « On peut prouver sans conteste que Rousseau a donné à l’heureuse époque pendant laquelle il demeura aux Charmettes avec Mme de Warens une durée plus longue qu’elle n’a pu avoir. À l’aide de documents sûrs, on est à même de montrer que Rousseau a fait commencer l’idylle des Charmettes deux années trop tôt, ou que l’idylle touchait à sa fin lorsque commença le séjour dans cette petite maison de campagne[2]. » Une autre cause d’illusion est le travail imaginatif, la cristallisation dans le sens de l’amour, parfois de la haine ; le besoin de poétiser le passé, l’embellissement des souvenirs d’amour. « Petite fille, dit M. Barrès, en parlant de Bérénice, petite fille qui se figure s’être tant amusée avec celui qui est mort ! » Et il y a aussi les sentimentalités troubles qui mêlent au regret le renouveau du désir. — Une illusion nostalgique notable entre toutes est l’illusion de la préexistence ou fausse reconnaissance. Telle est celle de Gobineau croyant revoir les sites scandinaves qu’il voit pour la première fois. On sait que des psychologues expliquent cette illusion par l’adjonction à la sensation actuelle d’une certaine nuance affective qui en général correspond à la réminiscence. Par suite de circonstances physiologiques ou mentales, ce sentiment du déjà vu, normalement provoqué par la réminiscence, peut se produire indépendamment de toute réminiscence vraie et donner l’illusion, produire l’hallucination de la réminiscence, parce qu’il est normalement lié à la réminiscence vraie. Une des circonstances qui favorisent cette illusion est un état d’exaltation de la sensibilité, d’hyperesthésie sentimentale qui caractérise fréquemment le tempérament nostalgique, soit dans la nuance rêveuse, soit dans la nuance orgueilleuse. — En somme on voit que les illusions nostalgiques sont de nature essentiellement affective.

  1. Harald Höffding, loc. cit., p. 19.
  2. Harald Höffding, J.-J. Rousseau et sa philosophie, p. 20.