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léon dumont.de l’habitude

hypothèse toute gratuite, mais nous avons pour la rejeter les motifs les plus solides. Le premier est que le même organe est propre à plusieurs fonctions, et que le même élément organique peut devenir le sujet d’habitudes diverses, se manifestant tour-à-tour suivant la diversité des circonstances. Le même muscle peut entrer en jeu dans les mouvements les plus différents, et contribuer à donner à un seul et même membre des directions opposées. La même main, qui a contracté l’habitude d’écrire, peut aussi jouer du piano, tourner les feuillets d’un livre, porter des aliments à la bouche, et servir encore à mille autres gestes qui sont tous fondés sur des habitudes. Mais elle ne peut être employée que pour une seule de ces habitudes à la fois. Quand elle est à l’une, elle ne peut se prêter à une autre. Il doit en être de même, tout porte à le présumer, de l’organe cérébral ; là le même élément, la même cellule doit tantôt recevoir un mouvement, tantôt en subir un autre ; mais il est impossible qu’elle en ait plusieurs à la fois, et cette impossibilité nous paraît exclure la théorie de la présence perpétuelle dans l’esprit de toutes les idées conservées par la mémoire.

Nous avons encore une autre raison de repousser cette hypothèse. La seule pensée de tout ce qu’il faudrait d’énergie inconsciente pour conserver en acte tous les phénomènes intellectuels que le souvenir pourrait reproduire à un moment quelconque, serait de nature à donner le vertige. Conçoit-on par exemple ce qu’exigerait la conservation d’un seul air de musique ? il faudrait que chaque note restât continuellement en vibration dans le cerveau, et que toutes les notes successives se missent en coexistence. Que dirons-nous du musicien de profession qui est capable de retrouver des milliers d’airs dans sa mémoire ?

Condillac a eu, sur cette question, des vues diamétralement opposées à celles des philosophes qui sont partisans de la conservation inconsciente des habitudes intermittentes : « J’ai souvent ouï demander, dit-il, ce que deviennent les idées dont on cesse de s’occuper ? Où se conservent-elles ? d’où reviennent-elles lorsqu’elles se représentent à nous ? Est-ce dans l’âme qu’elles existent pendant ces longs intervalles où nous n’y pensons point ? Est-ce dans le corps ? À ces questions, et aux réponses que font les métaphysiciens, on croirait que les idées sont comme toutes les choses dont nous faisons des provisions, et que la mémoire n’est qu’un vaste magasin. Il serait tout aussi raisonnable de donner de l’existence aux différentes figures qu’un corps a eues successivement, et de demander : Que devient la rondeur de ce corps lorsqu’il prend une autre figure ? Où se conserve-t-elle ? Et lorsque ce corps redevient rond, d’où lui vient sa rondeur ?