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tière. Mais au contraire, dans le sein même de la horde, il y a une tendance invincible et longtemps persistante à regarder comme une sorte d’injustice et d’accaparement, la possession exclusive par quelques-uns, à plus forte raison par un seul, soit, d’une femme, soit de tout autre bien autrefois commun.

Il est vraisemblable que cette violation des droits de la communauté ne fut d’abord tolérée qu’en faveur des chefs et de quelques guerriers très-utiles ou très-redoutés, qu’on laissa, de gré ou de force, s’approprier les femmes conquises par eux sur l’ennemi. De là probablement la coutume presque universelle, non-seulement chez nos sauvages, mais dans toute l’antiquité et jusqu’en pleine civilisation romaine, de simuler un enlèvement dans les cérémonies du mariage. Il y a encore aujourd’hui des peuplades où cet enlèvement n’est pas une feinte, mais où la jeune fille doit être littéralement poursuivie et atteinte à la course, ou bien terrassée dans une lutte, ou saisie par surprise, ou conquise de vive force par la défaite souvent sanglante de tous ses autres prétendants.

Toute une autre série de faits, encore plus extraordinaires et non moins certains, s’explique de même par le caractère exceptionnel et pour ainsi dire illégal du mariage à l’origine. Par là et par là seulement on peut comprendre la situation de l’hétaïre dans l’antiquité, situation nullement inférieure à celle de l’épouse, souvent, au contraire, plus honorée. C’est que l’épouse était à l’origine une étrangère et une captive, alors que, dans le clan, les femmes libres demeuraient communes à tous. Les courtisanes, rappelant ce communisme primitif, avaient donc, pour ainsi dire, un caractère national : elles étaient, en quelque sorte, d’institution antérieure au mariage, représentaient le vieux droit et les vieilles mœurs.

Longtemps même après que le mariage est permis dans le sein de la horde (nous allons voir tout-à-l’heure qu’il le fut généralement fort tard), la force de la coutume et de l’opinion continue encore à y mettre des conditions et des restrictions singulières. Comme violation de la loi naturelle, le mariage, en effet, exige une expiation : il faut payer tribut à la communauté lésée dans ses droits. Ici, la femme ne peut se marier qu’après un certain temps de prostitution obligatoire ; là, il est d’usage qu’elle gagne elle-même sa dot en faisant commerce de ses charmes, après quoi elle s’établit d’autant mieux. Parfois, c’est la divinité même qui exige des jeunes filles, soit à époque fixe, soit en cas de calamité publique « l’oblation de leur pudeur » dans un lieu sacré. Au Congo, la veuve, aussitôt après la mort de son mari, doit ses faveurs à tous ceux qui les réclament. Ces bizarreries monstrueuses ont laissé des traces jusque dans la période classique : qu’on se rappelle les cultes de Mylitta et d’Aphrodite.

Encore une fois, comment expliquer de telles coutumes, si ce ne sont pas d’odieux vestiges d’un ancien et universel communisme ? Il faut reconnaître, à vrai dire, que chez les Aryens et les Sémites, c’est-à-dire