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pendance peu commune de caractère ; et ne laisse rien voir de cet air sottement embarrassé que l’éducation donne aux enfants du beau monde et qui est un effet de la servitude ou des soins forcés auxquels on les soumet. Bref, c’est un enfant parfait dans le sens où un moraliste ami de l’expérience doit souhaiter de le rencontrer, s’il est assez juste pour ne pas ranger les théories de Rousseau au nombre des belles chimères, avant de les avoir soumises au contrôle des faits. »

Sous cette action de Rousseau, qui paraît bien maîtresse de la pensée de Kant à la date de 1764, l’étude de la nature humaine devient de plus en plus, comme nous l’avons dit en commençant, l’objet exclusif des méditations et des écrits de notre philosophe. La nature et les sciences physiques n’intéressent plus Kant désormais, que dans leurs rapports avec les besoins de l’homme. On a fait observer avec raison que ce que Rousseau cherche, ce qu’il voit surtout dans la nature, c’est lui-même, ce sont ses impressions individuelles, ses émotions propres. Il ne sait pas, il ne veut pas se détacher de son moi. Le point de vue objectif, impersonnel d’un Spinoza lui est étranger, disons mieux antipathique ; et l’on comprend qu’il se soit écrié : « J’abhorre Spinoza. » Kant n’a-t-il pas, sous ce rapport, une certaine affinité avec Rousseau ? et le monde physique parle-t-il à sa curiosité autrement que dans la mesure où il répond aux tendances pratiques et esthétiques de l’homme ?

Il faudra dix années d’incessantes méditations, pour que le génie de Kant, désormais en possession de la pensée critique, se sente en état de juger avec indépendance, de corriger et de réfuter sur bien des points l’écrivain qui l’a d’abord subjugué.

Mais l’idée qui va dominer toutes les théories du philosophe critique, le grand principe de l’excellence de la personne humaine, accusera encore une fois, par un dernier et décisif rapprochement, la parenté étroite du génie de Kant et de celui de Rousseau.

Tous deux, en effet, proclament, avec une égale conviction, que la certitude morale est le fondement même de toute certitude Rousseau, dans la Profession de foi du vieux vicaire savoyard, comme dans le Contrai social, fait reposer sur cette vérité suprême l’autorité et du sentiment religieux et des lois sociales, les deux seules certitudes dont il se préoccupe. À qui est-il nécessaire de redire, après Fichte, que toute la philosophie de Kant, sa doctrine théorique comme sa doctrine pratique, n’est que le développement et l’application de la loi morale ? Pour l’un comme pour l’autre, c’est par la voix de la conscience que s’exprime cette vérité fondamentale. Et la célèbre apostrophe de Rousseau à la conscience dans le IVe livre de l’Émile