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j. sully. — le plaisir de la forme visuelle.

se réfléchissent jusqu’à un certain point dans les effets différents de la surface convexe et de la surface concave), et les sublimes inspirations d’une grande hauteur, tout cela a son origine dans les expériences des plus grands organes moteurs. De même aussi, nos plus grandes expériences musculaires, avec leur sentiment nouveau de la résistance et leur sens distinct de la force, fournissent ses éléments à notre appréciation de cette grâce fragile qui paraît demander un appui, ainsi qu’à notre appréciation de toute stabilité de forme. Enfin, les vestiges de l’expérience tactile (seule ou combinée avec le sens musculaire) paraissent assez clairement dans le charme d’une surface unie et arrondie, de cette qualité caractéristique de la sculpture que M. Ruskin a appelée avec raison son « bosselage » (bossiness)[1].

La seconde catégorie de suggestions, ayant une valeur esthétique dans la perception visuelle, comprend celles qui se rapportent à l’habileté humaine. L’homme est un animal constructeur, et ses habitudes de construction le conduisent, comme M. Grant Allen l’a fait observer dans son essai déjà cité, à juger toutes les formes de la nature, comme celles de l’art, par rapport au degré d’habileté nécessaire pour les produire[2]. Ainsi une ligne parfaitement droite, même dans la nature, suscite irrésistiblement une vague idée de fini artistique. Le charme particulier de toutes les formes plus petites et plus délicates repose en partie sur ce vague sentiment d’une œuvre finement travaillée. De même aussi, toute régularité et toute symétrie parfaites satisfont ce goût pour la perfection du travail des mains. Et d’autre part, les infractions à la régularité, quand elles suggèrent l’idée d’un travail de mauvaise qualité, sont, comme je l’ai déjà remarqué, nettement désagréables.

Outre ces associations abstraites, au vaste domaine, que nous rattachons à la forme, il y a des associations plus circonscrites et plus concrètes, qui dépendent d’une vague ressemblance avec quelque forme naturelle agréable. Parmi ces associations, celles qui rappellent la forme humaine constituent l’élément esthétique le plus précieux. L’intérêt souverain de la présence humaine nous rend toujours prêts à voir dans la nature inanimée des analogies aveu l’attitude humaine, le mode de mouvement humain : et ainsi nous tombons dans l’habitude d’attribuer un intérêt quasi-humain à la plante languissante, à l’arbre robuste qui prend plaisir à lutter avec

  1. Herder appelle la sculpture l’art du toucher, par opposition à la peinture qui est l’art de la vue.
  2. L’idée d’habileté deviendra, dans le cas des arts utiles, une intuition de la juste adaptation des moyens aux fins, et se réduira ainsi à un des éléments composants du sens de la convenance.