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Th. ribot. — la memoire comme fait biologique.

état particulier du système nerveux ; que cette action nerveuse n’est pas un accessoire, mais une partie intégrante de l’événement ; qu’il en est la base, la condition fondamentale ; que, dès qu’il se produit, l’événement existe en lui-même ; que, dès que la conscience s’y ajoute, l’événement existe pour lui-même ; que la conscience le complète, l’achève, mais ne le constitue pas. Si l’une des conditions du phénomène conscience manque, soit l’intensité, soit la durée, soit d’autres que nous ignorons, une partie de ce tout complexe, — la conscience disparaît ; une autre partie, — le processus nerveux subsiste. Il ne reste de l’événement que sa phase purement organique. Rien d’étonnant donc si plus tard les résultats de ce travail cérébral se retrouvent : il a eu lieu en fait, quoique rien ne l’ait constaté.

Ceci compris, tout ce qui tient à l’activité inconsciente perd son caractère mystérieux et s’explique avec la plus grande facilité ; par exemple : les irruptions soudaines de souvenirs qui ne paraissent suscités par aucune association et qui nous surviennent à chaque instant dans la journée ; les leçons d’écoliers lues la veille et apprises le lendemain ; les problèmes longtemps ruminés dont la solution jaillit brusquement dans la conscience ; les inventions poétiques, scientifiques, mécaniques ; les sympathies et antipathies secrètes, etc., etc. La cérébration inconsciente fait son œuvre sans bruit, met de l’ordre dans les idées obscures. Dans un cas curieux cité par Carpenter, an homme avait une vague conscience du travail qui se passait dans son cerveau, sans atteindre le degré d’une conscience distincte : « Un homme d’affaires de Boston m’a dit que, étant occupé d’une affaire très importante, il l’avait abandonnée pendant une semaine comme au-dessus de ses forces. Mais il avait conscience d’une action qui se passait dans son cerveau et qui était si pénible, si extraordinaire, qu’il craignit d’être menacé de paralysie ou de quelque accident semblable ; après quelques heures passées dans cet état incommode, ses perplexités disparurent, la solution qu’il cherchait se présenta d’elle-même, naturellement : durant cet intervalle troublé et obscur, elle s’était élaborée[1]. »

  1. Carpenter, Mental physiology, p. 533. Le chapitre XIII tout entier contient des faits intéressants sur la cérébration inconsciente. Un mathématicien ami de l’auteur s’était occupé d’un problème géométrique dont il avait entrevu la solution. Il y revint plusieurs fois sans succès. Plusieurs années après, la solution se présenta à lui si brusquement a qu’il fut saisi de tremblement, comme si un autre lui avait communiqué son propre secret » (p. 536). — Si l’on veut se donner le spectacle d’un esprit puissant et pénétrant embarrassé par une mauvaise méthode, il faut lire la très remarquable étude sur la Latency de sir William Hamilton (Lectures on metaphysics, t. I, lect. XVIII). Avec sa théorie des facultés de l’âme et son oubli voulu de toute physiologie, il ne parvient à sortir d’aucune difficulté.