Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/553

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
543
Th. ribot. — la mémoire comme fait biologique.

comme beaucoup plus courte, et la différence sera bien plus grande encore si les deux heures qui finissent ont été dépensées dans quelque visite analogue ou dans quelque société agréable. Si nous déclarons les deux périodes égales, c’est sur la foi des horloges et malgré le témoignage de la conscience.

Tout souvenir, si net qu’il soit, subit un énorme raccourcissement, ce fait est indiscutable, et il se produit toujours. Des expériences scientifiques appliquées à des cas très simples, où les chances d’erreur sont très petites, confirment cette loi. Vierordt a montré que, si nous cherchons à nous représenter des fractions de seconde, notre représentation de cette fraction de la durée est toujours trop grande ; le contraire se produit lorsqu’il s’agit de plusieurs minutes ou de plusieurs heures. Pour étudier la durée de ces petits intervalles, il faisait observer pendant quelque temps les battements d’un métronome ; puis l’observateur devait à lui tout seul reproduire des battements aussi rapides que ceux qu’il avait entendus. Or, l’intervalle des battements imités devenait trop long quand l’intervalle réel était court, trop court quand l’intervalle réel était long[1].

Avec la complexité des états de conscience, l’erreur augmente encore. Ce qu’il y a de plus embarrassant, c’est que ce raccourcissement ne se fait suivant aucune loi appréciable. On ne peut pas dire qu’il est proportionnel à l’éloignement. On doit même dire qu’il ne l’est pas. Si je me représente mes dix dernières années par une ligne longue d’un mètre, la dernière année s’étend sur trois ou quatre décimètres ; la cinquième, riche en événements, s’étend sur deux décimètres ; les huit autres se resserrent sur ce qui reste. En histoire, la même illusion a lieu. Certains siècles paraissent plus longs, et, si je ne me trompe, la période qui va de nos jours à la prise de Constantinople paraît plus longue que celle qui va de cet événement à la première Croisade, quoique les deux soient à peu près égales chronologiquement. Cela vient probablement de ce que la première période nous est mieux connue et que nous y mêlons nos souvenirs personnels.

À mesure que le présent rentre dans le passé, les états de conscience disparaissent et s’effacent. Revus à quelques jours de distance, ce qui en reste est rien ou peu de chose : la plupart ont sombré dans un néant d’où ils ne sortiront plus, et ils ont emporté avec eux la quantité de durée qui leur était inhérente. Par suite, un déchet

  1. Vierordt, Der Zeitsinn nach Versuchen, 36-111. Expériences analogues de H. Weber sur les perceptions visuelles. Tastsinn and Gemeingefühl, 87. Voir aussi Handbuch der Physiologie, herausg. von Hermann, 1879, t. II. 2e  partie,p. 282.