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delbœuf.le sommeil et les rêves

constant entre le rêve et la rêverie, — il y a, comme dans les perceptions et les conceptions de l’état de veille, quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est le jeu des causes physiques ou physiologiques qui suggèrent les données du rêve ; le nécessaire, c’est la manière dont, en vertu des habitudes, ces données se déroulent et s’enchaînent.

Il serait fastidieux de passer en revue toutes nos habitudes pour les montrer en action dans nos rêves. N’en citons que deux.

La plus ancienne de toutes est celle qui nous fait rapporter à un objet en dehors de nous la cause de nos impressions. De là vient que nous nous regardons nécessairement comme le centre d’un univers que nous projetons autour de nous. Dans le rêve, — et, à un certain degré, dans la rêverie, — le monde où nous nous agitons est fictif et formé de débris du passé. Mais, à part cette seule circonstance, le phénomène de la projection y est identique avec ce qu’il est dans l’état de veille. Cette habitude appartenant essentiellement à tout être sensible, on peut affirmer qu’elle sert de fond à tous les rêves, chez quelque animal qu’ils se forment.

Passons à une habitude propre à l’homme, l’habitude du langage. Chacun de nous, dans ses rêves, parle, cause, discute, expose et développe ses idées, réfute des objections, critique des opinions émises par des interlocuteurs de fantaisie, et, bien souvent, se montre, dans son sommeil, aussi raisonnable que dans l’état de veille. À cet égard, il n’y a pas de doute. On cite maint exemple de penseurs qui, dans leurs rêves, ont trouvé des solutions de problèmes qu’ils avaient en vain cherchées, étant éveillés. Je pourrais en appeler à mon expérience personnelle ; je me borne à renvoyer le lecteur au rêve de M. Spring, relaté dans mon second article[1].

Je le répète, aucune de nos facultés ne nous abandonne dans le sommeil, si ce n’est celle de porter des jugements objectifs sur le monde réel. On peut, en rêve, composer des poèmes. Voltaire[2] rêva une nuit qu’il adressait à un certain M. Touron, qui faisait la musique de ses propres vers, le quatrain suivant :

Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents !
Que tes vers sont doux et coulants :
Tu les fais comme tu les chantes.

Eût-il fait mieux s’il n’avait pas été endormi ?

L’intérêt que présentent les rêves s’attache bien plus à leurs bizarreries qu’à leurs côtés raisonnables. À qui n’est-il pas arrivé

  1. Octobre 1879, p. 342.
  2. Dictionnaire philosophique, art. Somnambules.