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TARDE. — problèmes de criminalité

sine en France et en Europe à peu près autant qu’il y a un demi-siècle, malgré la facilité plus grande qu’on a aujourd’hui de prendre le bien d’autrui et de se procurer toutes sortes de plaisirs par mille recettes variées, réclames mensongères, sociétés anonymes, chantages, et autres inventions nouvelles qui ont fait reléguer au rang des antiques armures, par les criminels d’esprit, les extorsions violentes, les moyens salissants, à l’usage des Lacenaire et des Cartouche. D’où l’on peut tirer la conclusion suivante : puisque le grossissement, le débordement incessant de ces canaux dérivatifs de la grande criminalité, qu’on appelle le vol, l’escroquerie, les fraudes commerciales, les délits contre les mœurs, n’a point suffi à faire baisser le niveau numérique du courant principal, qu’on appelle les crimes contre les personnes, c’est que le fleuve est devenu plus fort ; c’est que le mépris de la vie d’autrui, l’insensibilité aux souffrances d’autrui, l’égoïsme sinon la cruauté, quoi qu’en disent les optimistes, ont fait de réels progrès. Puisse la première grande crise, qui débridera le fond des cœurs, démentir ce raisonnement !

Quant au suicidé, peut-on dire que son but a la moindre analogie avec celui du meurtrier ? Pourquoi pas aussi bien avec celui du voleur ? La vérité est que le suicide est une des formes du désespoir intolérable, comme l’homicide est une des formes de l’égoïsme insociable. Or le développement de l’égoïsme et celui du désespoir ne sont point solidaires, et l’un peut grandir sans que l’autre diminue. Mais les diverses formes que chacun d’eux peut revêtir au cours du progrès social sont solidaires entre elles, comme je viens de le montrer en ce qui concerne l’égoïsme criminel. Pour le désespoir, il en est de même. La progression des suicides, en effet, dans tous les États civilisés, suffit-elle à prouver que la civilisation a alourdi le faix de la désespérance humaine ? Non, pas plus que l’abaissement de la grande criminalité, là où il n’est point factice, ne donne lieu de croire à une réelle moralisation, si la délictuosité s’est élevée dans une proportion égale. Écartons cette double erreur, épargnons à la civilisation cet excès d’honneur et cette indignité. Il se trouve qu’en général, par les deux transformations indépendantes qu’elle exerce sur le crime et sur le malheur, elle tend à faire prévaloir les formes non sanguinaires du crime et les formes sanglantes du malheur. C’est un fait accidentel qui tient peut-être au caractère industriel et anti-chrétien de notre civilisation européenne. Supposez un type de civilisation essentiellement religieux et artistique, faiblement industriel, tel que celui de la renaissance italienne, il se pourra fort bien que son action, à l’inverse, déchaîne les élans d’orgueil, de vengeance, de passion violente, et réprime les accès, même courageux,