Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
revue philosophique

de découragement, multiplie les meurtres et raréfie les suicides. On y verra, en effet, ceux qui se tuent à présent entrer au cloître et y poursuivre le nirvâna ou l’étincelle de syndèrèse, de même qu’on voit ceux qui se seraient jadis ensevelis dans une cellule se donner maintenant la mort. Il fut un temps où, à l’oppression de la douleur, à l’accablement de la honte, le seul asile ouvert, permis par la religion et les mœurs, était la porte du monastère. Aujourd’hui, à mesure que celle-ci va se fermant, une autre s’ouvre, noir refuge, mais profond. Voilà pourquoi les suicides augmentent dans les sociétés qui se civilisent à l’européenne, ou plutôt qui s’émancipent du frein religieux ; ce n’est point parce que les homicides n’y augmentent pas, c’est parce que les vocations religieuses y diminuent. Cette considération, mieux que toute influence de climat, peut servir à expliquer la rareté des morts volontaires dans les pays méridionaux où la religion a le moins perdu de son empire. Le suicide est remarquablement rare, comme l’observe Morselli (p. 360), parmi les personnes consacrées au culte. N’oublions pas que, dans l’antiquité, les Romains se suicidaient souvent, et que ce fléau de la mort volontaire aurait pu passer pour endémique alors en Italie, où il est à présent bien moins intense qu’ailleurs. Mais le polythéisme antique permettait le suicide, et le christianisme le défend. L’Angleterre a beau être très civilisée, de sang germain, et comparable en outre sous bien des rapports à l’Empire romain, il lui suffit d’être restée très chrétienne de mœurs pour ne prendre part que faiblement à la maladie régnante.

La progression des suicides est, depuis notre siècle, constante, rapide, générale dans tous les États européens, sauf en Norvège. Est-ce à des causes d’ordre physique ou physiologique qu’on peut attribuer ce phénomène ? Évidemment non. Les climats, ni les races n’ont changé sensiblement. Sans doute la différence de race est, après la différence de religion, une excellente explication superficielle de la part différente que prennent à la progression d’ensemble les diverses nations européennes appartenant d’ailleurs au même culte. Les Allemands, surtout les Saxons, sont très portés au suicide, les Flamands assez peu, les Slaves encore moins, les Celtes presque pas et d’ailleurs parmi eux les catholiques présentent une immunité plus accusée que les protestants. Encore faut-il noter, pour resserrer encore plus l’influence physiologique, que, parmi les peuples scandinaves, le Danemark, exceptionnellement, se signale par une très forte propension au suicide. Il est vrai qu’à New-York la population de couleur donne une proportion de morts volontaires 15 ou 16 fois moindre que celle des blancs, et ici l’influence de la race semble