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fait observer Yvernès, « on y comprenait les suicides imputés à l’aliénation mentale et qui, en réalité, proviennent de l’abus des boissons. » Peut-on dire de suicides pareils que ce sont des homicides transformés ? — Quant à la multiplication des rapports entre les membres de nos sociétés civilisées, par suite des progrès de la locomotion et de la presse, elle a pour effet d’activer et de fortifier la contagion de l’exemple. — Il me semble que, par la combinaison de ces trois causes, on se rend parfaitement compte de tous les faits statistiques, notamment de la fréquence des suicides dans le Nord, où la consommation infiniment plus forte de l’alcool et l’émancipation plus complète des consciences concourent avec la densité plus grande de la population plus urbanisée.

À l’aide de ces trois clefs on résout aussi un problème des plus énigmatiques soulevé par le suicide militaire[1]. Comment se fait-il qu’en tout pays l’armée fournisse au Minotaure du suicide un tribut proportionnellement de beaucoup supérieur à celui du reste de la nation, très supérieur même à celui des milieux urbains, qui excède déjà si fort le contingent des milieux ruraux ? Cela peut sembler étrange. Il n’est donc pas permis d’expliquer par l’extrême licence, par le relâchement de tout frein et de toute discipline qui règnent dans les villes, ni par la cherté plus grande de la vie, ni par l’hygiène plus mauvaise et les maladies plus nombreuses, le nombre considérable des suicides parmi les populations urbaines. En effet, l’armée, répétons-le, l’armée, qui est le corps le plus discipliné, le plus autoritaire, le mieux organisé de la nation, le plus sain et le plus valide aussi, puisqu’elle est un choix des hommes les plus robustes dans la fleur de l’âge ; le plus exempt de misère enfin, puisque la subsistance y est assurée ; l’armée donne, à cet égard, un spectacle pire encore que celui des grands centres. On ne dira pas, j’espère, que la loi d’inversion entre l’homicide et le suicide est applicable ici. S’il était vrai, comme on le suppose, que le meurtre d’autrui fût un préservatif contre le meurtre de soi-même et vice versa, il n’y aurait certainement rien de plus propre que la vie militaire, avec ses massacres obligatoires, légaux et patriotiques soit, mais non moins sanglants pour cela, à guérir l’homme civilisé du penchant fatal à se détruire. Or elle produit l’effet directement opposé. Dira-t-on que les guerres, après tout, sont rares, et que, lorsqu’elles éclatent, les suicides militaires précisément paraissent diminuer ? Mais il en est sans nul doute de cette diminution comme de celle des délits en temps de révolution : les statisticiens savent bien que celle-ci est purement

  1. Voir sous ce titre une intéressante monographie du Dr Mesnier.